Tauromachie
« D’une manière générale, on peut dire que la règle tauromachique poursuit un but essentiel : outre qu’elle oblige l’homme à se mettre sérieusement en danger (...)à ne pas se défaire n’importe comment de son adversaire, elle empêche que le combat soit une simple boucherie ; aussi pointilleuse qu’un rituel, elle présente un aspect tactique (...), mais elle présente aussi un aspect esthétique. »[1]
C’est effectivement un corps à corps qu’elle livre avec la peinture, Beckmann, Dix, les peintres allemands plus particulièrement.
De Beckmann elle garde sa faculté de peindre "des grandes actions dramatiques à contenu humain", cependant elle veille à ce que la forme picturale qu’elle met en place garde ses distances de l’expressionnisme.
Le corps à corps se poursuit et s’intensifie lorsqu’elle s’immerge physiquement dans la toile et peint des formats de plus de 3 mètres sur 2.
« Lorsque je travaille un tableau, il y a tout d'abord une distance qui s'instaure avec la toile. Puis l'espace se réduit et je me rapproche physiquement lors d'incessants allers-retours. Les plus beaux moments, je le sais intuitivement, sont ceux du danger, là où je risque de tout foutre en l'air. Pendant ces interstices de temps, je réalise que si je recule, je peux facilement anéantir la toile qui respire encore et si je vais de l'avant je risque de perdre tout ce qui est acquis. La situation semble sans issue : c'est à ce moment précis que naissent les moments de grâce. C'est alors que l'action précède toute pensée: on est dans une urgence totale. Ces périodes temporelles sont courtes mais elles semblent toujours s'étirer de manière infinie. Ce sont les seuls moments de peinture. »
Son désir profond est de peindre des corps dont la consistance s’apparente à ceux qui peuplent les rêves : lourds et fluides à la fois avec la possibilité de les traverser.
Elle s’y emploie et révèle des corps-mémoires qui mêlent désir, violence, peur et doutes. Singularité des corps interpellant notre condition humaine et son aptitude au mouvement, aux rencontres, aux échanges et aux évolutions.
Ces corps surgissent. Elle peint « l’apparaissant » et sème ainsi le doute.
« il ne s’agit ni de réalisme, ni de narrations. Convertir ces regroupements d’individus des deux sexes en histoires quotidiennes ou en scènes psychologiques, ce serait les appauvrir et leur imposer un sens unique, alors qu’ils peuvent en suggérer plusieurs. Cet homme allongé meurt-il ou dort-il ?
Ceux qui l’entourent sont-ils les témoins d’un accident banal ou faut-il y reconnaître une version actuelle des Saintes femmes au tombeau du Christ ? »[2]
La violence qu’Iris Levasseur croise chaque jour ne reste pas à la porte de l’atelier.
Elle se diffuse également dans ses couleurs c’est pourquoi la parabole tauromachique se déploie aussi bien dans ses scènes dionysiaques (La Nuit, huile sur toile, 200x210 cm, 2009) que dans celles où les personnages se regroupent dans un silence assourdissant (Déposition, huile sur toile, 215x195, 2009).
Comme les corps nus de Francis Bacon qui baignent dans un espace dépouillé, sur une plate-forme ellipsoïdale semblant les aspirer dans un mouvement qui se transmet des corps à l’espace, Iris Levasseur structure l’espace en se bornant à évoquer une sorte d’estrade, un encadrement de porte, et au final un lieu vraiment clos, arène implacable où les corps se débattent entre pesanteur et apesanteur, incarnation et épiphanie.
« Les muscles de l'encolure du taureau sont transpercés et peut-être même tranchés par le dard en fer de la pique du picador. Sa tête fléchit jusqu'au sol, permettant au matador de porter ses coups d'épée sur le garrot et les épaules, facilitant le chemin jusqu'au coeur du taureau. L'énergie brute avec laquelle la bête s'était précipitée dans l'arène s'est rapidement muée en un épuisement spectaculaire de l'animal qui piétine désormais le sol en rejetant des quantités phénoménales de sang, prisonnier à jamais d'un torrent gelé d'informations et de stimuli, si bien qu'il sent par vagues que sa propre mort assiège son désir pur de rester en vie. Humer l'odeur des fleurs pendant qu'il est encore temps. »[3]
[1] Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris ,1939, Gallimard.
[2] Philippe Dagen, in Le Monde 2 , Les corps de rêves d’Iris Levasseur, 22 août 2009.
[3] David Wojnarowicz, Au bord du gouffre, ed 10/18 domaine étranger.
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