9-26/10 > Marseille, La Criée : Nicomède de Corneille. Par Philippe Oualid

Nicomède est la tragédie de Corneille qui porte le plus fortement la marque de son temps. Représentée en pleine Fronde (Janvier 1651) sur la scène de l'Hôtel de Bourgogne, dans un climat d'effervescence héroïque et de rébellion, "la pièce n'a point déplu", déclare modestement Corneille dans son avis au Lecteur.


© Cosimo Mirco Magliocca
La recherche par le public d'allusions aux événements du jour, démêlés entre Mazarin et Condé, emprisonnement et libération des Princes, soulèvement des provinces sous l'impulsion de leur sœur, la romanesque et précieuse Anne-Geneviève de Bourbon, Duchesse de Longueville, contribua sans aucun doute au succès du spectacle qui repense l'actualité sous les formes de l'Histoire Romaine.
Corneille s'inspirait en effet librement d'un court récit de l'historien latin Justin et le complétait par des emprunts à Plutarque et Salluste, mais en s'attachant moins à la trame événementielle, l'avilissement des rois d'Orient sous l'ascendant de Rome, qu'à l'étude des domaines politiques et moraux. Par ailleurs, il cherchait avec cette pièce à fonder le tragique sur un ressort nouveau, l'admiration, qu'il substituait au pathétique de la pitié ou de la terreur, prôné par Aristote. En effet, Nicomède se présente comme un héros guerrier et galant, un conquérant, un prince généreux et populaire en butte à la suspicion du roi Prusias, son père, et à l'hostilité de sa marâtre, la reine Arsinoé, qui trame de machiavéliques intrigues avec la complicité de l'ambassadeur romain Flaminius, pour déposséder ce beau-fils de ses droits à la couronne de Bithynie, en faveur de son propre fils Attale. Avec la complicité de sa fiancée, la jeune reine d'Arménie, Laodice, retenue en otage à la cour, Nicomède va déjouer l'un après l'autre, tous les pièges qui lui sont tendus en dominant ses ennemis de son insolence et de son mépris. Arrêté, menacé de mort, ne devant son salut, in extremis, qu'au ralliement de son demi-frère Attale et à la révolte du peuple fomentée par Laodice, il choisit, magnanime, de renforcer le pouvoir paternel et de signer un traité d'amitié avec les Romains en pardonnant généreusement à tous ses ennemis.

Après avoir mis en scène, avec la compagnie Pandora,

fondée en 1976, les principales tragédies de Corneille, son auteur de prédilection, Brigitte Jaques-Wajeman s'attaque donc aujourd'hui à Nicomède qu'elle considère comme la plus politique et la plus critique des cinq pièces qui composent ce qu'elle appelle "le théâtre colonial" de Corneille (La Mort de Pompée, Sophonisbe, Sertorius et Suréna). Nous nous trouvons ici, déclare-t-elle, devant "une société du spectacle où chacun se dissimule dans le mensonge, où il faut savoir en permanence décrypter propos et comportements.Tout est miné ! Intrépide et cinglant, Nicomède démonte à la fois les stratagèmes et le double jeu des comploteurs".

La scénographie d'Yves Collet ne manque pas de surprendre: elle installe les spectateurs sur des bancs disposés en carré autour d'une table devant laquelle les personnages peuvent aussi bien lire la presse internationale, débattre de la situation, dîner, se servir du café ou du thé à la menthe. Dans les scènes d'affrontement, ce dispositif permet aux comédiens de venir prendre place sur les gradins du public pour écouter, comme séparés momentanément de l'action, les longues tirades de leurs adversaires avant de répliquer. Par ailleurs, pour opérer une relecture actuelle, Brigitte Jaques-Wajeman situe cette action dans un pays arabe de l'Orient contemporain, marqué par la colonisation, où les rebelles anti-impérialistes s'affublent de costumes indigènes sur leurs vêtements occidentaux.
Sa mise en scène souvent audacieuse, très énergique, exacerbe, à juste titre, la théâtralité des signes, des gestes, des voix, en fonction de la variété des tons tragiques, ironiques ou galants, des formules impérieuses, des répliques foudroyantes ou des plaidoyers subtils.Elle proscrit les temps morts, évacue toute forme d'ennui.
Les principaux acteurs ont été dirigés de telle sorte qu'ils s'identifient admirablement à leurs personnages dans l'ordre du comportement, de la gestuelle, et de la diction dynamique de l'alexandrin, fruit des leçons de versification française de François Regnault. Bertrand Suarez-Pazos(Nicomède), impulsif, hautain, railleur, parle le langage de l'indépendance nationale et de la générosité avec une éloquence éblouissante. Il exprime parfaitement l'expression dramatique de l'idéal moral cartésien. Face à ce champion, Pascal Bekkar ( l'ambassadeur romain Flaminius) manifeste la duplicité cauteleuse du diplomate chargé de négocier la succession de Prusias tout en restant l'exécutant de la politique romaine. Raphaèle Bouchard (Laodice), fière réplique féminine du héros, s'exprime en reine qui a conservé le sentiment de ses prérogatives. Sûre de l'amour de Nicomède, elle se transforme en furie quand on cherche à l'inquiéter ou la braver. Ce sont les moments d'ailleurs que choisit Flaminius pour la photographier avec son téléphone portable. Sophie Daull (Arsinoé), perruquée, couverte de bijoux, haut perchée sur ses talons aiguille, incarne l'ambition féminine forcenée et perfide de la reine de Bithynie, l'absence totale de scrupules et la scélératesse absolue des traîtres du répertoire tragique avec beaucoup d'éclat. Pierre-Stefan Montagnier(Prusias) donne à son rôle de roitelet grotesque et veule, craignant constamment de se compromettre devant l'ambassadeur romain, la dimension orientale inquiétante du despote capricieux, bêlant, qui n'inspire que mépris. Enfin, Thibault Perrenoud (Attale) dont l'évolution naturelle autant que nécessaire noue et dénoue l'action, suscite l'admiration et la sympathie du public lorsqu'il découvre la duplicité de Flaminius et se rallie sans réserve à la cause de son aîné Nicomède. Ce jeune premier sympathique a déjà toute la classe d'un pensionnaire de la Comédie Française.
On peut dire en définitive qu'avec de tels acteurs, nous assistons, pendant deux heures, à un grand moment de théâtre, d'hommage à la langue précieuse du XVIIème siècle, ce qui provoque une intense jubilation intellectuelle sur tous les esprits littéraires qui connaissent la pièce par cœur.
Philippe Oualid.

Nicomède de Corneille
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Théâtre de la Criée, du 9 au 26 Octobre 2008.
www.theatre-lacriee.com/

pierre aimar
Mis en ligne le Jeudi 16 Octobre 2008 à 13:48 | Lu 1388 fois
pierre aimar
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