Alban Berg à l'Opéra de Marseille, Les délires de Wozzeck toujours d'actualité, par Christian Colombeau

Une représentation du Wozzeck d’Alban Berg constitue toujours un événement. Wozzeck est sans doute un des rares ouvrages lyriques du XXe siècle qui, à côté des opéras de Strauss, soient entrés dans le répertoire des grands théâtres.


UN SPECTACLE A L'IMAGE DE LA VIE

© C. Dresse
Œuvre violente, sans concession, qui nous interpelle et touche ce qu’il y a de plus secret en nous, il faut évidemment faire l’effort de pénétrer cet univers. Car à force de disséquer, d’analyser cette géniale partition, certains musicologues sont arrivés à persuader le public qu’il s’agit d’une œuvre savante, très ou trop élaborée, manifestement au dessus de ma faculté d’entendement du commun des mortels. Rien de plus faux. Berg lui-même souhaitait se gagner non seulement le public élitaire, mais aussi le grand public de tous bords, car, il l’a écrit, il n’avait jamais souhaité composer une œuvre « expérimentale », mais tout simplement un opéra comme beaucoup d’autres. Ce qui lui a magnifiquement réussi.

A la somptueuse complexité de Lulu, à son réseau incroyablement enchevêtré de références, à la multiplicité de ses plans et de ses dimensions, Wozzeck oppose un tragique dépouillement, son déroulement graphique, linéaire, son découpage nerveux et rapide en quinze tableaux concis, s’enchaînant à la manière d’autant de séquences cinématographiques. Le tout dans un rythme ample et lent aux accents âpres et tranchants qui font la part belle au Sprechgesang le plus morbide dans son implacable trajectoire de cauchemar kafkaïen.

Mais Wozzeck est aussi volonté de chef et sous la direction de Lawrence Forster, l’Orchestre de l’Opéra de Marseille joue avec une clarté polyphonique remarquable. N’excluant nullement la puissance ou l’ampleur expressive, le chef américain réussit à donner à la nauséeuse partition une transparence mozartienne, digne de la musique de chambre. Un beau modèle de lisibilité.
Assurés d’un pareil support, les chanteurs ont pu alors déployer pleinement toutes leurs qualités. Andreas Scheibner campe un Wozzeck sombre et tragique, accablé par le destin. La superbe Noëmi Nadelman prête à son épouse Marie un rayonnement vocal, une couleur, une présence des plus impressionnants, car jouant en toute conscience sur sa féminité. Mais jamais pute, même quand elle cède aux avances du tambour-major. Ici, la chair est triste.

Le Capitaine et le Docteur sont incarnés par des spécialistes qui ont fait leur preuves, Gilles Ragon et Frode Olsen, et il faut reconnaître que visuellement et vocalement le tambour-major de Hugh Smith reste d’une belle prestance. Très impressionnante aussi la Margret de Cécile Galois, surtout dans la terrifiante liturgie du sang dans la scène de la taverne au troisième acte.
Avec la mise en scène de Guy Joosten nous touchons au fond du cafard et de la déréliction sordide. Dans des décors minimalistes et costumes modernes, ce spectacle coup de poing, même s’il prend quelques libertés avec le livret (ce qui nous vaudra une mini Bataille d’Hernani toute méridionale aux saluts) nous entraîne dans une poubelle concentrationnaire de fin de monde, pleine de déviations, de sexe toutes tendances confondues, de névroses, de relents d’alcools, d’odeurs de BMC ou de bouche d’égout, de misère et de désespoir. Aucune issue, aucune lumière n’est autorisée. La vie quoi…

Christian Colombeau
Mis en ligne le Lundi 14 Mars 2011 à 16:08 | Lu 1067 fois
Christian Colombeau
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