Dans un combat entre la conviction et le doute, 12 Hommes en colère, une œuvre contemporaine engagée au Théâtre Toursky, Marseille

Soirée d’anthologie au Théâtre Toursky ce 2 avril 2019 avec la célèbre pièce de Reginald Rose popularisé par le chef-d’œuvre de Sydney Lumet. Une pièce et un film devenus classiques, dont la plupart connaissent la fin, mais qui ricoche sur le spectateur d’aujourd’hui avec autant de force que sur celui d’hier ou de demain.


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La transposition du film de Lumet avec l’adaptation de Francis Lombrail et la mise en scène de Charles Tordjamn reprend la manière de filmer du grand cinéaste :
- en plan large donnant le sentiment d’un doute général. Ici les douze hommes sont assis sur un banc qui traverse la scène de part en part.
- en plan serré, gros plan, pour entrer dans l’intimité et le cheminement intérieur du personnage. Ici, les acteurs s’avancent sur scène, se détachent de l’ensemble.

Reginald Rose, qui s’appelle en réalité Rosenberg, écrit cette pièce dans les années 50. C’est le triomphe du maccarthysme. Ethel et Julius Rosenberg, couple de New-Yorkais communistes qui se proclamaient innocents, sont arrêtés pour espionnage et exécutés sur la chaise électrique en 1953, à l’époque de cette ‘chasse aux sorcières’ qui visait les sympathisants ou militants communistes. Ce nom de famille commun ne peut avoir laissé l’auteur indifférent…

Coupable ou non-coupable
La pièce conjugue admirablement l’atmosphère de réclusion oppressante induite par le huis clos, avec un suspense haletant, où la vie d’un adolescent de 16 ans, accusé de l’assassinat de son père, tient en ces deux mots répétés douze fois puisque le vote doit être unanime : coupable ou non coupable. Les jurés vont devoir tenter de se convaincre mutuellement qu’il faut (ou non) envoyer l’accusé à la chaise électrique.
« On en parle… On en parle… » Le pouvoir de la parole
C’est la phrase clé de toute la pièce. La parole libère l’homme dans tous les sens du terme. Ici, la parole libèrera non seulement le jeune adolescent, mais également les 12 jurés. Quand le juré numéro huit déclare l’accusé non coupable, ce n’est pas qu’il soit convaincu de son innocence mais il lui semble juste d’accorder quelques minutes de réflexion de plus à la vie de cet adolescent, ne serait-ce que par respect pour sa jeunesse. D’autant que ce juré n’est pas totalement convaincu de sa culpabilité. Chacune des pièces de l’accusation − un couteau, des témoignages, le plan d’un appartement, etc. sera passé au crible par le jury, dans le désordre des souvenirs de chacun.
« Pourquoi avez-vous changé d’avis ? Un doute. »

On assiste à la lente élaboration du renversement de situation. Le spectateur est totalement et subtilement plongé dans le difficile processus de reprise en main de sa propre réflexion. Combien laborieuse peut être la maîtrise de la pensée, du jugement. Leurs déclarations, leurs tergiversations, leurs ambivalences, prouvent combien il est ardu de se défaire du formatage infligé par la société ou par son propre vécu. La pièce pose en premier lieu l’une des pierres à l’interminable édifice de l’abolition de la peine de mort : comment douze jurés tirés au sort, qui ne connaissent pas l’accusé, à qui l’on n’a donné qu’une vision souvent partielle des faits et qui n’ont pas directement assisté à la scène, peuvent-ils déclarer qu’un homme mérite d’aller mourir sur une chaise électrique ? Comment peut-on être certain de la culpabilité ou même de l’innocence d’un homme alors que des centaines d’hommes attendent encore dans les couloirs de la mort des prisons américaines ?

En second lieu, 12 hommes en colère c’est le pouvoir, non seulement de la réflexion, mais de la lutte. Si un homme seul, pétri d’intelligence et de fraternité, parvient à pousser à la réflexion et donc au doute, 11 autres hommes, l’espoir est permis pour l’humanité toute entière. Mais le cas contraire est aussi redoutable : un homme seul, pétri d’intelligence et d’égoïsme…. ‘Douze hommes en colère’ ne peut pas être simplement considéré comme un exercice brillant de mise en scène, c’est une pièce essentielle, à montrer aux jeunes, plus encore aujourd’hui où l’on devine le bruit des bottes ; une époque où les plus forts et les médias impriment sur les cerveaux leurs messages stéréotypés ; une époque où il devient plus difficile de se pencher sur l’autre quand enfle la misère.

Très belle mise-en-scène dans un décor minimaliste – une baie tout en longueur surmontée d’une horloge en son centre - dont la sobriété met en valeur le jeu des comédiens, les sentiments, et laisse toute la place au texte, aux deux questions essentielles : le doute raisonnable, le pouvoir de décision. Belle homogénéité pour les comédiens, tous excellents, justes et investis dans leur rôle, qui impriment à leur personnage une épaisseur palpable. 12 caractères, 12 individualités qui se dessinent rapidement. Les visages, la gestuelle des acteurs reflètent tous les sentiments qui animent les jurés, jusqu’au doute qui s’insinue lentement en chacun d’eux. C’est magistralement interprété ! Des effets musicaux et sonores anxiogènes viennent rappeler que la mort est à la porte, qu’elle attend, que ce sont là douze assassins en puissance et que c’est peut-être la peur qui les étreint, comme à chaque sursaut après le grondement du tonnerre. Le 8e juré va conjurer cette peur et va les pousser à trouver en eux une humanité salvatrice.

Défi de taille que tous les comédiens : Jeoffrey Bourdenet, Antoine Courtray, Philippe Crubezy, Olivier Cruveiller, Adel Djemaï, Christian Drillaud, Claude Guedj, Roch Leibovici, Pascal Ternisien, Bruno Putzulu, Yves Lambretcht et Xavier De Guillebon ont relevé brillamment.
Parmi les douze acteurs, certains sont plus aguerris, mais l’implication de chacun est telle et le jeu si parfait qu’il me semble incongru de démarquer l’un par rapport à l’autre ; prestance, portée de voix, interprétation, talent : un véritable dodécagone régulier. Les spectateurs leur ont fait un triomphe associant Francis Lombrail et Charles Tordjman à leur ovation.

Que Vive Le Théâtre
« Je ne désespère pas d’espérer » dit Richard Martin, Directeur du Théâtre Toursky. Cette pièce profondément humaniste en est l’exemple parfait. Le théâtre Toursky est coutumier d’une programmation de qualité : des spectacles ‘qui remuent’, de ceux qui rapprochent les hommes, de ceux qui les distraient en les cultivant. Que le vive le théâtre !
Danielle Dufour-Verna

Danielle Dufour-Verna
Mis en ligne le Jeudi 4 Avril 2019 à 20:12 | Lu 919 fois
Danielle Dufour-Verna
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