Marseille, Théâtre Toursky : « Coupures », de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget. Une comédie satirique formidablement dérangeante

« Personne ne se lève le matin en disant : « je vais abîmer l'avenir des générations futures’ et pourtant, collectivement, on est bien organisé pour le faire. »


Un décor et une mise en scène minimalistes, admirablement pensés, permettant une vitesse de déroulement qui confère à la pièce cette précipitation de l’urgence ; des comédiens fabuleux coutumiers de la langue de Molière qu’ils manient avec une aisance et une clarté, rares de nos jours ; une comédie satirique, drôle et formidablement dérangeante ; une histoire résolument ancrée dans notre quotidien ; un violon virtuose pour éclairer de lyrisme l’âpreté du propos ; voici ce que le public du Théâtre international Toursky a eu la chance de voir et d’acclamer en cette fin mars 2024 avec « Coupures » de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget.
Ils auraient pu l’appeler balafre, blessure, écorchure, ou encore entaille, cassure, fossé... Mais non ! Aucun terme n’est plus approprié que ‘coupures’ parce qu’il les rassemble tous. Pas de réseau : coupures ! Dissension entre les parties : coupures ! Trahison : coupures ! Paysage blessé, dénaturé : coupures ! Danger pour la santé : coupures ! Incompréhension : coupures ! Plus d’électricité : Coupures !!!
Nous avons rencontré Samuel Valensi, auteur et metteur en scène, entouré de la troupe de la Compagnie qu’il a créée « La Poursuite du Bleu ».

Interview

Danielle Dufour-Verna – Quand avez-vous fondé votre compagnie ?
Samuel Valensi - La compagnie a 10 ans mais mes premières écritures et mises en scène datent de 2007.
DDV – Combien de tournées depuis ?
Samuel Valensi - ‘Coupures’ est la première pièce à partir en tournée ; avant on ne jouait qu’à Paris.
DDV – Vous nous présentez ‘Coupures’ ?
« La place que le public n’a pas dans cette démocratie. »
Samuel Valensi – C’est, on peut dire, une comédie satirique sur le fonctionnement de notre démocratie, la place que le public a, ou plutôt celle qu’il n'a pas dans cette démocratie. Nous avons écrit à deux. L’idée nous est venue après la Convention Citoyenne pour le Climat. On trouvait que tous les Français qui avaient été tirés au sort n'étaient plus de gauche ou de droite, que ce n’était plus le sujet ; ils étaient juste d'accord sur le fait qu'ils voulaient une planète habitable. Dans les demandes qu'ils avaient faites, ils avaient demandé une pause sur la 5G. La réponse d'Emmanuel Macron a été de dire : « Je ne crois pas au modèle amish », ce qui revenait à positionner les Français comme soit progressistes, soit réactionnaires dangereux. On pensait que le monde était un peu plus compliqué que ça. C’est ce qui nous a donné envie d'écrire sur le sujet.
DDV – Cette pièce est en tournée, combien de représentations jusqu'à présent ?
Samuel Valensi - Je crois qu'on a dépassé les 270 représentations. Il nous reste 4 dates dans cette tournée, jusqu'en mai, la dernière étant à Châteauvallon-Liberté, scène nationale le 16 mai à Toulon. Puis nous avons une 2e tournée d’octobre à décembre.
DDV – Première fois au Toursky mais vous connaissiez Richard Martin ?
« Tu verras, l'accueil du Toursky est extraordinaire, vous avez une chance incroyable d'y être. »
Samuel Valensi – Je l’ai croisé à Avignon et c'est lui qui nous a programmé. Je connaissais surtout sa réputation de combattant pour son théâtre. J'avais suivi et soutenu ses grèves de la faim. Je pense que c'est surtout la traduction d'un problème latent ; on croit qu’en coupant dans les budgets on va faire des économies, en fait, on ne mesure pas tout ce qu'on enlève à une ville ou un état quand on fait ces coupes-là. Richard Martin l'avait compris et j’y étais sensible. Je suivais de loin. Je connaissais sa réputation et d'artiste et de directeur de lieu. Tous les artistes qui étaient passés au Toursky me disaient : « Tu verras, l'accueil du Toursky est extraordinaire, vous avez une chance incroyable d'y être. ». C’est confirmé, même s’il n’était pas là et qu’on aurait beaucoup aimé le rencontrer.
DDV – A quoi rêvait le petit Samuel ?
Samuel Valensi – De faire du cinéma ! J'étais persuadé que j'allais devenir auteur et réalisateur mais je suis très heureux dans le spectacle vivant. Gamin, je rêvais aussi d'être vétérinaire parce que j'ai deux parents vétérinaires. C’est marrant cette question car on est en train de penser à une pièce sur les modèles de réussite des gens, sur ce à quoi ils rêvaient. C’est très drôle.
DDV – Un spectacle toujours en collaboration avec Paul-Eloi Forget ?
Samuel Valensi – Non, ce spectacle est plus personnel. Cependant, avec Paul-Eloi, on est en train de préparer ‘Made in France’, un prochain spectacle de la compagnie qui verra le jour en mars 2025, et nous serons en Avignon en juillet 2025.
DDV -Cet amour de la langue, magnifique dans ‘Coupures’, il vient d’où ?
Samuel Valensi -Je ne sais pas, c’est une fascination personnelle. C'est aussi une fascination pour les langages. Dans chaque milieu, on a l'impression d'apprendre une nouvelle langue étrangère. Quand on entre dans une entreprise, quand on entre dans un dans un milieu particulier, à chaque fois, il y a une langue particulière. C’est cela qui nous intéresse et qu’on a essayé de rendre dans ‘Coupures’. Les agriculteurs ont leur langue, de même pour l’administration. C’est comme si tout le monde parlait une langue étrangère et personne n’arrivait à se comprendre. C’est une véritable tour de Babel, alors que nous partageons, tous, un tas de choses.
DDV – quel est le rôle de la violoniste ?
« Le protagoniste de la pièce, c’est cette famille divisée entre la réalité et ses valeurs. »
Samuel Valensi - Tout le spectacle tourne autour d'un trio familial ; le protagoniste de la pièce, c'est cette famille divisée entre la réalité et ses valeurs. On voit qu'il y a des valeurs différentes ; il y a un affrontement entre le maire, sa femme et son beau-frère. Tous les trois ont une exploitation agricole ; leur rêve est de pouvoir reprendre le terrain des voisins pour s'en sortir parce qu’ils sont dans une situation très compliquée.
« Le violon remet de la beauté là où on ne la voit plus. »
En fait ce rêve, petit à petit, on l'a manifesté par le violon au plateau ; le violon est un instrument qui donne une certaine fragilité, un certain lyrisme. Il remet de la beauté là on ne la voit plus. On voulait l'utiliser comme. C'est vraiment, à la fois, le rêve du trio et l'intériorité des personnages.
DDV – On a également l’impression qu’elle amène une nouvelle idée, une nouvelle manière de penser à chacune de ses interventions.
Samuel Valensi – Quand on dirige le plateau, on demande aux comédiens d'aller à l'encontre de la situation. Si c'est dramatique on va leur recommander de pas du tout traiter de façon dramatique. Si c'est tragique on va leur demander de le traiter comme étant dans le dédit ou dans la liberté. Le violon, lui, peut se permettre de dire quelle est la réalité de la situation. C'est aussi un c'est aussi un endroit d'empathie pour le spectateur.
DDV – Est-ce qu’elle clôt ou annonce une situation particulière ?
Samuel Valensi - C'est exactement ça, elle annonce. Le violon est en ironie dramatique par rapport au public et aux personnages.
DDV -Le public a formidablement bien réagi, mais avez-vous des détracteurs ?
« Le théâtre est l’endroit où on se met en désaccord ensemble. »
Samuel Valensi – Le rôle du spectacle vivant c'est de déranger. Si on fait l'unanimité totale, c'est inquiétant. Il y a personnes qui sont moins sensibles soit à la forme soit à la façon dont les choses avancent très vite etc. C’est un choix volontaire en termes de sensations. C'est aussi pour montrer à quel point les décisions se prennent vite politiquement, à quel point les choses s'abattent sur les gens. Il y a des gens qui n'aiment pas ce style-là et il y a des gens qui aiment moins sur le fond, mais comme je dis souvent, le théâtre c'est l'endroit où on se met en désaccord ensemble. Il faut qu'on ne soit pas tous alignés dans la salle.
DDV – Vous écrivez donc de façon à déranger, à faire réfléchir, comme dans ‘Coupures’
« Déchiré entre l’intérêt général et son intérêt individuel »
Samuel Valensi – Avec Paul-Eloi, c’est ce qu’on aime traiter, l’histoire de ce maire qui est déchiré entre ses valeurs personnelles et les besoins de sa famille, entre l'intérêt général et son intérêt individuel. C’est ce qui nous tient à cœur en général à traiter, raconter cette division-là, cette schizophrénie-là. Personne ne se lève le matin avec l'envie de réchauffer le climat, pourtant, collectivement, on est tous très bien organisés pour le faire. Personne ne se lève le matin en disant je vais abîmer l'avenir des générations futures et pourtant collectivement on est bien organisé pour le faire. C’est ce tiraillement-là qui nous intéresse, qu'on veut traiter.
DDV- Ce tiraillement ou cet engagement ?
Samuel Valensi – Les deux ! La nécessité de s'engager par rapport à cela bien sûr, c'est dur de laisser les choses en l'état.
DDV - Ma dernière question, quelle est votre propre conception du bonheur ?
Samuel Valensi - C'est la liberté et l'indépendance. C'est vraiment la liberté. Si je suis libre de créer avec les avec les gens que j'aime dans les conditions que j'aime, je suis heureux.
Danielle Dufour Verna

Danielle Dufour Verna
Mis en ligne le Jeudi 4 Avril 2024 à 14:31 | Lu 654 fois
Danielle Dufour Verna
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