Les Universités Populaires du Toursky, bien que différentes dans les arguments proposés, se ressemblent par l’excellence de leur tenue et des personnalités invitées à débattre.
En ce froid jeudi 31 janvier, un public nombreux et attentif accueille les participants Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’Université Paris VII-Diderot, président du Réseau International de Sociologie clinique, Robert Gelli, procureur général à la cour d’Aix-en-Provence, Karim Baïla, grand reporter et Roland Gori, professeur émérite des Universités, psychanalyste.
Richard Martin, Directeur du Théâtre, remercient les personnalités présentes ainsi que le public et rappelle qu’il y a un ‘Appel des appels’ lancé par Roland Gori et ses amis il y a un certain temps, d’une actualité époustouflante, et qu’il faudrait, de façon très large, signer cette pétition de ‘stop au gâchis humain’ en cliquant sur un lien www.appeldesappels.org et dont vous le texte se trouve à l’extérieur de la salle. Texte dont le théâtre fera une grande affiche installée dans le hall. Suit la lecture de la lettre ouverte d’Antoine Leiris, dont l’épouse a été assassinée lors de l’attaque du Bataclan le vendredi 13 novembre 2015.
« Vous n’aurez pas ma haine »
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur.
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus. »
Richard, la voix brisée par l’émotion -une émotion palpable qui envahit tout le monde- peine à terminer la lecture.
« Nous aussi on est des victimes. On est rongé par la honte et la culpabilité »
Vincent de Gaulejac explique le choix de débuter par la lecture de cette lettre par la perplexité où nous jettent le terrorisme et la radicalisation, de colère et de sentiments partagés. « Comment comprendre que des jeunes français, d’ici, aient pu basculer dans la haine, soit dans un absolutisme religieux –que je préfère aux termes radicalisations qui sont des termes ambigus- et pour certains dans cette violence terroriste qui nous dévaste, qui fracasse les familles et la société à un moment donné et tous ceux qui y sont confrontés. Le livre ‘Le lambeau’ montre bien que non seulement les corps sont déchiquetés, mais il y a des traumatismes profonds. Je ne reviendrai pas sur cette bêtise que ‘comprendre sert à la culture de l’excuse’ non comprendre c’est justement ce dont on a besoin pour pouvoir penser que quelque chose d’autre est possible et pour pouvoir répondre à la question ‘que faire face à ce phénomène, quelles réponses apporter, qu’est-ce qui mène à cette violence. Pour tenter de répondre à ces deux questions, j’ai écrit ce livre ‘Mon enfant se radicalise’ avec Isabelle Seret car mon travail de sociologue clinicien, de chercheur m’a amené dans cette histoire à travailler avec Isabelle Seret qui est de Starbuck en Belgique où 70 enfants sont partis faire le Jihad en Syrie ou en Irak. Elle travaille sur ‘la honte’ et les dégâts qu’elle peut causer sur l’individu, cette haine dont il veut parfois se débarrasser. Elle m’a donc raconté être allée à un colloque sur la radicalité et avoir été frappée par deux choses : la rencontre avec une femme qui s’appelle Saya Ben Ali qui raconte que son fils est parti un jour en Irak et qu’elle n’a rien vu. Elle raconte également sa détresse, celle de la famille, d’avoir un enfant qui du jour au lendemain bascule dans quelque chose que les parents ne comprennent pas. Elle est habitée par une double honte : la honte de ce que son fils est devenu et la honte de n’avoir rien vu comme parent. Puis la mère descend de la tribune dans un silence absolu. Isabelle va la voir et Saya raconte qu’elle a réuni autour d’elle un certain nombre de mères de djihadistes qui sont tout aussi dévastées qu’elle et lui dit « Nous aussi on est des victimes ». Cela, continue Vincent de Gaujelac, pose une question : peut-on employer le même terme pour les victimes de l’attentat et pour les familles dont les enfants sont partis et, pour certains, ont commis des attentats… Elle a appris à plusieurs reprises la mort de son fils, jusqu’au jour où il meurt vraiment mais elle ne sait ni où, ni comment, quand, s’il a été enterré etc. On est rongé par la honte et la culpabilité dit-elle. Nous avons donc avec Isabelle monté un groupe de recherche avec huit femmes dont les enfants étaient partis en Syrie, en Irak et dont certains étaient revenus en Belgique ou en France commettre des attentats. Une des mères dit : « depuis que mon fils est parti, je ne suis plus que ‘mère de’ ». c’est vrai pour toutes les autres. On les appelle ‘la mère de… Le frère de… Le neveu de…’ A l’école, au tribunal, dans le village, dans les médias, toute sa vie est considérée au travers du prisme de l’histoire de son fils. Le regard des autres dénie l’existence de la mère et de la famille. Elle n’a plus d’autre existence en dehors de cette histoire et elle dit « C’est comme si c’est moi qui a explosé. Je le sens dans mon ventre. » Nous avons donc travaillé avec ces femmes qui racontaient leur détresse et l’impasse dans laquelle elles sont car elles sont forcément soupçonnées d’être complices mais comme ce sont leurs enfants ‘la chair de ma chair’. A la fois elles ne peuvent pas accepter ce qu’il est devenu et je ne peux que le rejeter, mais aussi je ne peux pas le rejeter car c’est mon enfant.
« Je ne peux pas le rejeter : c’est mon enfant »
Dilemme impossible. La société, disent-elles, nous rend forcément complices mais on n’a rien vu et pour celles qui ont vu et ont essayé de s’y opposer et sont absolument dans le rejet total de ces choix fait par leurs enfants, on leur renvoie la même stigmatisation dont sont l’objet leurs propres enfants. On leur a donc proposé de travailler sur l’histoire. Resituer cela dans l’historicité, dans le fait que ‘il y a eu un avant cet évènement traumatique’ et il faut pouvoir voir qu’il y a eu un avant pour pouvoir espérer qu’il y ait un après pour les familles, pour les frères et les sœurs, pour ceux qui sont restés mais aussi plus sociologiquement pour l’ensemble des communautés impliquées dans cette histoire. Le premier effet de ce travail a été la réflexion d’une des mères qui a dit : ‘on n’a pas su transmettre’. Elle se rendait compte que le travail que nous faisions pour essayer de resituer cela dans l’historicité – pour la majorité c’était le même scénario, c’est-à-dire une famille marocaine, les arrières grands-parents issus du Rif dans la montagne, dans la pauvreté, la misère absolue, puis les grands-parents qui sont la génération de l’émigration venus travailler en France et en Belgique, seuls d’abord puis ont fait venir leurs familles et les mères qui sont en fait nées en France ou en Belgique, ont fait des études, et qui, même si certaines étaient voilées, étaient assistante sociale, animatrice culturelle, garde d’enfants, assistante maternelle etc. parfaitement insérées, pour la plupart diplômées et ces enfants, qui sont des enfants d’ici qui à un moment donné accusent leurs parents de s’être insérés et d’avoir abandonné « les vraies valeurs de la religion et d’être devenus des mécréants. » Les femmes présentes nous ont dit que le travail que nous avons fait les avait aidées.
« Retissons du lien »
Restituer cet évènement traumatique dans une histoire était important car elles pensaient qu’elles auraient dû en parler au lieu de leur transmettre la honte de la pauvreté, de l’immigration, du racisme quotidien. Nous avons fait ce groupe 15 jours après les attentats de Bruxelles. A la fin du groupe elles ont dit il faut qu’on transforme notre douleur en victimisation active. Le seul moyen de sortir de l’espace dans lequel on est, est de retisser du lien. Il faut faire quelque chose pour sortir de cette haine. Elles ont pris contact avec l’association des victimes des attentats et en particulier la présidente de l’association et le dimanche suivant sont allées manifester ensemble. Il fallait vraiment du courage. Elles ont osé et non seulement elles ont été accueillies par l’association des victimes, mais on leur dit « vous aussi vous êtes des victimes ». Pour ces mères de djihadistes, enfin, il y avait une reconnaissance qu’elles pouvaient avoir une place dans la société et espérer être reconnues. Et les familles des victimes avaient besoin de comprendre comment c’est possible que des jeunes qui sont comme nos enfants ont pu faire des choses comme cela. Retissons du lien qui peut traiter ces problèmes-là autrement que d’une manière sécuritaire. Cette violence dans notre société est peut être le symptôme de fractures de la société L’aventure continue. Le dialogue dans ce groupe reste gravé dans mon cœur.
« L’Islam, ce n’est ni la violence, ni le radicalisme, c’est l’amour, la paix, le vivre-ensemble. »
Karim Baïla a risqué sa vie à plusieurs reprises en investigations dans les endroits les plus dangereux du monde. Il a prévu de montrer des extraits de ses reportages réalisés pour France Télévision et pour l’émission ‘Envoyé Spécial’, afin de tenter d’illustrer son propos, reportages qui ont le mérite de montrer les situations in situ. Parlant d’un reportage à La Mecque, le journaliste insiste : « L’Islam, ce n’est ni la violence, ni le radicalisme, c’est l’amour, la paix, le vivre-ensemble. Daech, dit-il, est issu du GIA qui est en quelque sorte son grand-père. » Un premier reportage au moment de l’après printemps arabe en Tunisie où il y a eu une sorte d’avènement du Salafisme dans ce pays, déstabilisant ce pays qui sortait d’une dictature : Comment une jeune fille de 14 ans, en un clic sur Internet, peut basculer. Et je veux démarrer mon propos par cela. Avant que les enfants soient radicalisés, il y a des organisations internationales issues de l’Islam ultraorthodoxe qu’on appelle le wahhabisme qui envoient des prédicateurs, dont un spécialement qui, bien qu’interdit en France, est allé partout dans le Maghreb pour imposer une sorte de dogme qu’est le wahhabisme international et le salafisme, frange ultraorthodoxe, qui, à coups de pétrodollars, ont réussi à installer ce que j’appelle l’impérialisme religieux.
1er extrait : « Le salafisme est un courant religieux qui prône le retour à l’Islam des origines. Tous attendent l’arrivée d’un prédicateur, d’un côté les femmes, la plupart en niqab, de l’autre les hommes, à la barbe fournie. Certains brandissent le drapeau noir du Djihad, la guerre sainte. Ils se disent les enfants d’Oussama Ben Laden. L’invité d’honneur s’appelle Mohamed Al Arifi. Il est Saoudien et wahhabite, un courant à l’origine du salafisme qui s’est développé en Arabie saoudite. Le cheikh Al Arifi est interdit en Europe mais il est reçu comme une star par les salafistes d’Hammamet. Il prêche pendant plus de deux heures. Un prêche modéré ce jour-là, mais à la télévision, ses propos controversés l’ont rendu célèbre. Il explique qu’un bon musulman doit battre sa femme et qu’il est permis de tuer au nom d’Allah. Des prédicateurs qui s’approprient l’espace public, c’est nouveau en Tunisie. Avant la révolution de Jasmin, tout rassemblement religieux était interdit. Après Hammamet, le prédicateur saoudien est attendu dans quatre autres villes balnéaires. En Tunisie, deux ans après la chute du dictateur Ben Ali, la conquête salafiste a déjà commencé.
« On ne peut pas anéantir les libertés individuelles des femmes »
Karim Baila reprend la parole : « A cause de ces prédicateurs qui allaient dans les villages tunisiens avec des liasses de dollars pour ‘aider’ les familles et tous les pays du Maghreb, pays de l’islam malikite. La burqa n’existe pas. La femme est libre en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Chez les Touaregs, chez les Berbères, la femme est ‘maitre de maison’. On ne peut pas anéantir les libertés individuelles des femmes. Par la suite, la Tunisie a été le pays qui a envoyé le plus de djihadistes et parmi eux, beaucoup de femmes. Le reportage date du 14 janvier 2013. Daech, c’est 2014 pour installer le Khalifat, en syrie, en Irak. Daech, organisation sectaire terroriste internationale, a installé ses bases en envoyant des djihadistes du monde entier, et principalement des enfants. Cette organisation a fait un appel d’air. Ce que j’ai pu vérifier en Syrie lors d’un reportage en 2011 sur les chrétiens qui étaient persécutés. J’avais découvert les mêmes personnes que j’avais vues en Algérie, ce pays qui a vécu dix ans de terrorisme avec près de 300.000 morts. Les mêmes personnes avec cet espèce d’habit noir et le bandeau du jihad énonçant les versets du Coran pour faire passer toutes sortes de doctrines qui se sont installées en Syrie pour faire venir à eux les djihadistes. Pour instaurer leurs bases, ils faisaient sortir les familles des maisons à coups de kalachnikov –je l’ai vu-. Ils perquisitionnaient les taxis à coups de balles dans la tête. Cela a naturellement créé cette vague de migrants fuyant la violence, une classe moyenne syrienne qui a laissé la place à des jeunes qui ont été faire le djihad en Syrie. Ces jeunes, principalement Français, Belges ou autres qui avaient en quelque sorte une envie de djihad qui dans l’Islam est positif dans le Coran. Il s’agit là d’un djihadisme radical, fondamentaliste, terrorisme.
Le djihad est un devoir religieux au sein de l'islam et du babisme. En arabe, ce terme signifie « abnégation », « effort », souvent traduit à tort par « guerre sainte ». Le mot jihâd est employé à plusieurs reprises dans le Coran, souvent dans l'expression idiomatique « al-ǧihād bi amwalikum wa anfusikum » qui peut se traduire par « lutter avec vos biens et vos âmes ». Ainsi, le jihad peut aussi être défini par l'expression « faites un effort dans le chemin de Dieu ».
Les jeunes ont donc pris la place des migrants qui avaient de petites maisons en Syrie pour installer un Khalifat. A ce moment-là, ils ont fait venir beaucoup de femmes. Dans l’extrait suivant, c’est une gamine de 14 ans, Nermine, qui, à l’aide d’internet, est tombée dans les griffes de daech.
2e extrait : Faire du prosélytisme en pleine rue, de nombreux jeunes ont été séduits par le salafisme en raison de l’activisme des recruteurs sur le terrain. C’est le cas de Nermine. En quelques semaines, elle est devenue salafiste contre la volonté de ses proches. Parce que sa famille a refusé que Nermine porte le niqab, le voile intégral, l’adolescente a fugué. Je me rends à Mahdia, une petite ville au sud de Sousse. C’est ici que vivait Nermine avant de disparaître. Cette femme c’est Necklace, sa mère qui revient d’un séjour de deux ans en France. Pendant son absence, elle avait confié à sa mère la garde de Nermine. A son retour en août dernier, la jeune fille avait disparu. Depuis, elle la cherche, l’angoisse chevillée au corps. En l’absence de Necklace, toutes les femmes du voisinage s’occupaient de Nermine. Elles semblent très affectées par la disparition de l’adolescente : « Ils l’ont arrachée du cœur de toutes les femmes du quartier ». « On est passé d’un problème à un autre. On s’est débarrassé du chien de dictateur et maintenant il y a d’autres chiens qui sont arrivés. Ils sont constamment en train d’aboyer. Moi je le dis depuis le premier jour : ceux qui arrivent sont pire. » Comment Nermine a-t-elle pu épouser la cause salafiste à seulement 14 ans ? Je reviendrai au village. A mon retour, je réalise que deux blocs se font face, d’un côté les partisans de la laïcité et d’un Islam modéré, très largement majoritaire, et de l’autre quelques islamistes radicaux qui cherchent à se faire entendre par tous les moyens. »
Karim Baïla explique avoir rencontré –et cela se voit dans le reportage- des mamans dévastées par ce phénomène qui a envoyé de nombreux enfants en Syrie.
Nermine
3e extrait : Retour au village de Mahdia. Neckache est accrochée à son téléphone. Elle parle à son avocat. L’inquiétude grandit. Toujours pas de nouvelles de Nermine. C’était une petite fille souriante, coquette, bonne élève, très attachée à sa famille et la préférée de sa grand-mère : « Ma petite-fille chérie, tu nous manques terriblement. Tout le monde demande après toi ‘Nermine, Nermine’. Tout le monde souffre pour toi. Ils t’ont eu ma petite fille. Tu as pensé à ta grand-mère et à ta maman ? ». Comment Nermine a-t-elle basculé dans l’islamisme radical au point de quitter ses proches ? C’est sur internet, sur les réseaux sociaux que Necklache a trouvé une réponse. Nermine est entrée en contact avec un adulte salafiste de 50 ans. Ils ont échangé de nombreux messages. L’homme lui a donné un conseil : « Si tu trouves des gens qui font le coran avec niqab etc. tu restes avec eux. » Et les nouveaux amis de Nermine publient sur internet des photos de femmes en niqab, ou encore cette vidéo d’une enfant qui appelle à la guerre sainte. Pour embrigader les jeunes les salafistes publient des vidéos de jeunes enfants convaincus par leur cause et la jeune fille de 14 ans a été sensible à cette propagande et séduite.
Karim Baïla reprend la parole, expliquant que si en 2013, c’était l’apocalypse en Tunisie, le pays est sorti de cet enfer. Le peuple tunisien a réussi à renverser ces groupuscules qui voulaient s’attaquer à toutes formes de libertés individuelles comme par exemple prendre l’université de la Manouba. Ce début de fracture de la société tunisienne, je l’ai constaté à l’université de Tunis. C’est là que les salafistes ont commencé à imposer leurs lois. En décembre 2011 ils forcent les portes de la plus grande université du pays. Leurs revendications : une salle de prière et l’autorisation pour les étudiantes de porter le niqab, jusque-là interdit en cours. Les salafistes vont même accrocher le drapeau noir du jihad au mât de l’Université. Une étudiante laïque tente de l’arracher, elle est violemment écartée. Tous les Tunisiens, les intellectuels, se battaient à l’époque contre ceux qui s’attaquaient aux écoles, aux bibliothèques, aux salons, à la liberté d’expression, pour instaurer cette doctrine, risquant le lynchage car les salafistes sont coutumiers de la violence à l’égard de ceux qui les critiquent.
Le journaliste rappelle qu’en 2007 en Algérie, c’était des jeunes des quartiers qui se radicalisaient pour rejoindre al qaida au Maghreb islamique. Lors de mon reportage à ce moment-là, j’ai vu l’humiliation, la misère. Tous ces enfants viennent principalement de ce terreau qu’est la misère, l’ignorance.
Merwan Boudina, bombe humaine
Dernier extrait : celui d’un enfant devenu kamikaze qui faisait allégeance avant de se faire exploser ; des images dures, récupérées au sein de la rédaction après des mois d’enquête en 2007. Au volant d’une camionnette bourrée d’explosifs, la première bombe humaine du pays va, dans quelques minutes, semer la mort au cœur d’Alger. Il s’appelle Merwan Boudina. 11 avril 2007. Deux bombes secouent le cœur d’Alger : attentat signé Al qaida au Maghreb. Dernier bilan : 33 morts, 200 blessés. Sur cette image de propagande, je découvre le premier commando suicide algérien. Un seul à visage découvert, Merwan. Il nous lègue son testament, profession de foi d’un kamikaze. J’ai tout de suite envie d’en savoir plus sur lui : là où il a grandi, le bidonville, la montagne où il vivait à Alger. Quel est son parcours. Pouvez-t-on s’attendre à ce qu’il finisse comme bras armé d’al qaida ? Ses copains n’y croient pas : « il habite à 200 mètres, la montagne, dans une baraque comme nous. » Sur la même vidéo de propagande, tout est filmé, à commencer par le repérage des cibles visées, le Palais du Gouvernement et un commissariat, les derniers préparatifs de l’attentat, la mise en place des explosifs, une centaine de kilos de TNT et le jour J, pour Merwan, un détonateur à côté du volant pour tuer des innocents dans le centre d’Alger. Itinéraire d’un terroriste, nouvelle génération. * Algérie sur les traces d’un Kamikaze. 2007 youtube
« La répression est indispensable, la contention est nécessaire, la pédagogie est utile, mais il est clair, et c’est aussi le rôle du procureur de la république, qu’il faut jouer sur la dimension de prévention »
« Des profils très divers, de toutes origines sociales »
Robert Gelli : « Après ces images extrêmement instructives, je vais revenir sur la situation ici en France en précisant tout de même que je suis allée dans cette période quand j’étais directeur des affaires criminelles de Grasse et qu’il y a un espoir considérable, une société civile remarquable, mobilisée, beaucoup d’associations, notamment de femmes qui œuvrent au quotidien. Ils ne s’en sont pas sorti tout-à-fait mais on peut avoir une vision optimiste de la situation. Ce reportage que vous avez fait est révélateur car sur quoi prospère le terrorisme, c’est sur deux grands facteurs : un, la question sociale, avec des problèmes sociaux considérables, des misères, des inégalités et le deuxième facteur c’est la corruption. On est dans des pays où tout fonctionne sur le mode corruptif. Et là tous ces mouvements salafistes ou autres prospèrent à la fois en ayant des actions sociales qui permettent dans certaines cités, certains quartiers, de donner le sentiment qu’ils s’occupent des gens en difficulté, et en mettant en cause la corruption des élites, du pouvoir politique, administratif etc. C’est quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue. J’ai été Procureur de la République à Aix-en-Provence pendant la période de tous les attentats : Charlie Hebdo, Nice etc. Une certitude que j’ai c’est que ce sont ni la justice ni la police qui vont régler le problème, par contre il est clair que les dispositifs qui doivent être mis en place par la justice et par la police doivent être d’une performance la plus optimale possible pour à la fois assurer la répression des comportements, des agissements terroristes, et mettre en place des dispositifs de prévention qui supposent des remontées d’informations et finalement des situations. C’est un peu cette politique-là qui a été mise en place avec à la fois des systèmes qui permettent de signaler des situations de dérive ou de radicalisation –je n’aime pas tellement ce terme mais on n’en a pas trouvé de meilleur- et de mettre en place des systèmes qui permettent d’assurer une répression en amont du passage à l’acte et c’est toute la question de la mise en place qui a été renforcée à l’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste qui permet d’intervenir avant le passage. La question terroriste n’est pas nouvelle. Il ne faut pas oublier les années 70/80 où nous avions un terrorisme particulièrement sanglant avec des attentats très meurtriers en plein Paris, des groupuscules qui étaient des activistes du terrorisme : action directe, terrorisme basque etc. La France est un des pays occidentaux qui a le plus subi mais c’est aussi lié à la politique française au Moyen-Orient et dans les pays arabes. Il y a des choses différentes aujourd’hui. A l’époque on avait un terrorisme qui était soit importé -des groupes de membres d’un autre pays qui faisaient des opérations commando, qui déposaient des bombes et ensuite repartaient et qui d’ailleurs ne se suicidaient pas. Ce n’était pas l’idée du martyre- et le terrorisme politique occidental. On est aujourd’hui confronté à un terrorisme qu’on a du mal à identifier, à classifier. On peut classifier à travers une référence à une religion mais on a du mal en raison de la nature ou de la personnalité, de l’origine des personnes capable de passer à l’acte. On peut aujourd’hui avoir un passage à l’acte terroriste un peu partout sans qu’il y ait de signe ou d’indication prémonitoire et cela peut être le fait d’individus qui ne sont pas particulièrement connus ou fichés comme étant des terrorismes potentiels radicalisés porteurs d’un discours salafiste ou terroriste. Ceux qui tiennent ces discours ne passent pas à l’acte. Par rapport au terrorisme des années 80 les actions terroristes ne sont plus ciblées : n’importe quand n’importe où. Le principal étant de marquer les esprits et de faire une action qui aura une répercussion importante dans l’opinion et avoir des conséquences dévastatrices pour une société, l’idée étant de déstabiliser une société pour qu’elle devienne plus fragile. Ce qui s’est passé dans certains pays et qu’ils essaient de traduire ici. Comment des jeunes qui sont nés ici, qui sont allés à l’école ici, qui ont toujours vécu ici, peuvent en arriver à se radicaliser puis à passer à l’acte puisque c’est le passage à l’acte qui caractérise cette radicalisation. Dans la première phase, c’était aller sur les terres de guerre pour faire le djihad, et un nombre important de jeunes partis sur la zone irako-syrienne. La France a été un des pays qui a eu plus de 1500 jeunes partis, avec une part non négligeable de femmes, à peu près 20% et environ 400 enfants dont certains sont nés par la suite. Aujourd’hui la question du retour se pose de façon particulièrement aigue avec un jeu trouble localement entre les Turcs, les Kurdes et les Syriens. Nous allons avoir un retour à la fois de combattants français djihadistes et de femmes et d’enfants en nombre assez conséquent. Cela aussi, c’est un élément à intégrer dans la réflexion. Pour rester sur les constats, l’influence de daech est toujours là. La propagande persiste et continue partout, réseaux sociaux, internet, et cette propagande prend une allure différente. Le message qui est passé c’est : pour être un bon musulman qui ira au Paradis, le mieux c’est de commettre des attentats là où on se trouve, sur la terre des mécréants parce qu’on sera encore plus valorisé. Ajoutons qu’aujourd’hui, ceux qui auraient des velléités de partir ne peuvent plus le faire. La menace n’est pas terminée. Nous avons à peu-près 500 détenus condamnés pour des faits de terrorisme dans les prisons françaises. Les deux-tiers d’entre eux seront libérés avant 2022. Je ne pense pas que la prison ait permis de les remettre dans le droit chemin. A cela s’ajoute le fait que nous avons en prison un nombre évalué environ à 1500 détenus de droit commun signalés comme radicalisés ou capable de passer à la radicalisation. Ce qui nous intéresse à nous, justice, c’est la question de la radicalisation violente. La radicalisation en soit ne devient une infraction qui va donner lieu à une réponse pénale qu’à partir du moment où elle se caractérise par de la violence : le projet, l’objectif, la préparation, l’association de malfaiteurs, le discours violent et toute une série d’infractions : apologie du terrorisme etc. Toute une série de dispositifs est mise en place à la fois pour faire remonter l’information en liaison avec l’autorité préfectorale et les autorités judiciaires, et pour essayer de détecter tous les individus susceptibles de passer à l’acte, ces fameux fichiers auxquels tout le monde veut accéder. Mais ce n’est pas utile que cela soit entre les mains de tout le monde. La question est de traiter ces sujets-là de la façon la plus discrète possible. Des dispositifs de signalement de personnes en voie de radicalisation sont mis en place pour des dispositifs de suivi. Ce qu’il m’intéressait de voir, à travers les dossiers de condamnations judiciaires, ce que l’on pouvait tirer comme enseignement de cette étude. La procureur général de Paris a fait cela sur la base de personnes condamnées pour des faits de terrorisme et je l’ai fait sur des dossiers d’apologie du terrorisme pour lesquels le Parquet local reste compétent. On constate, dès lors qu’un attentat a eu lieu, on a dans les semaines qui suivent toute une série d’apologie du terrorisme. L’attentat provoque une émotion dans la population mais en même temps entraîne une provocation au discours terroriste. On a travaillé avec un groupe pluridisciplinaire et le travail n’est pas terminé, pour essayer de trouver des enseignements. La première chose que l’on peut dire c’est que les profils sont les plus divers possible. Pas de profil type mais des tendances : des personnes qui sont en situation de difficultés sociales, familiales, pas vraiment de précarité car il y a des personnes parfaitement intégrées qui travaillent mais qui, sur le plan de la vie personnelle, sont en situation de difficulté et de revendication aussi par rapport à ce que représente la société d’une manière générale. On a également des profils qui cumulent d’autres addictions : aux drogues, à l’alcool. Il y a banalisation du discours d’apologie du terrorisme notamment vis-à-vis de l’autorité. Les exemples les plus flagrants sont les faits d’individus confrontés à l’autorité –police, école, prof etc.- et aller à l’insulte terroriste ‘je vais t’égorger comme le fait daech etc.’ Au lieu de dire des insultes classiques on va utiliser cette référence au terrorisme. Parmi ces profils, il y a des individus –notamment dans ceux qui ne sont pas seulement dans le discours mais passent à l’acte après- des problématiques psychologiques importantes et souvent, des antécédents judiciaires nombreux, voire pour certains d’entre eux qui ont connu la prison.
La prison, autre sujet : comment arriver à gérer la vie carcérale pour la préserver de tous ceux qui profitent de la prison pour développer et recruter à l’intérieur des murs des individus futurs acteurs du terrorisme. On réfléchit beaucoup sur ce problème des prisons mais la réponse n’est pas acquise, elle n’est pas simple. On a imaginé dans un premier temps qu’on pouvait les mettre dans un quartier à part, on se rend compte que ce n’est pas simple ou séparer les plus durs de ce qui sont potentiellement en devenir. C’est le sujet actuel sur lequel on travaille. Tous les pays confrontés à cette situation se posent les mêmes questions. On essaie de plus en plus d’agir en amont. La répression est indispensable, la contention est nécessaire, la pédagogie est utile, mais il est clair, et c’est aussi le rôle du procureur de la république, qu’il faut jouer sur la dimension de prévention. Agir sur tous les facteurs qui ont une incidence, une influence sur des parcours. Il peut y avoir une approche pluridisciplinaire de ces questions-là et pas une approche unique. La restauration des valeurs de citoyenneté, les valeurs républicaines, est un axe assez important dans lequel il est nécessaire de jouer aussi bien lorsqu’on a identifié des parcours susceptibles de basculer que dans la vie quotidienne, dans l’éducation et à cet égard l’école a un rôle majeur à jouer. La justice n’a pas le rôle de celui qui va apporter les réponses mais un rôle de participation à un vaste mouvement qui mérite que tous les partenaires concernés par cette question se rassemblent et mènent à la fois un rôle de répression lorsque cela se nécessite et également de prévention.
Roland Gori : « Le salafisme, le wahhabisme, viennent de l’islamisme. Le terme post modernité est inventé par Walter au 17e siècle pour décrire une posture anti-modernité, antilibéralisme, antirationalisme. Toutes les révolutions qui ont pu s’accomplir au cours des siècles suivants ont pu trouver dans toutes les religions le carburant nécessaire pour s’exprimer ».
Que l’on prenne les différentes guerres de colonisation ou la révolution iranienne, comment se fait-il que pour renverser le Shah on ne se tourne pas vers des valeurs d’émancipation, vers des valeurs de liberté mais on se prévaut d’une ascèse et aille chercher du côté du chiisme. Ce qui m’intéresse dans le petit travail que j’ai fait qui s’appelle ‘un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes’. L’Islam est une question englobante, c’est-à-dire à même de répondre à des questions qu’on se pose dans le quotidien. C’est important car les jeunes, y compris les jeunes européens vont chercher dans cette lecture du monde une réponse aux questions qu’ils se posent et qu’ils ne trouvent plus dans les mythes, les récits collectifs qui sont les nôtres. Une religion avec un englobement moral de l’existence. Puis il y a tout ce qui est du côté de la prédication, c’est-à-dire d’évangélisation. Par les structures financées par les Saoudiens –à peu-près 200 milliards de dollars- de dispositifs d’accueil de population émigrées qui n’étaient pas pris en charge par les services publics européens. D’une certaine manière nous avons laissé le terrain de ressources morales, de soutien psychologique, de ressources sociales, libre au champ d’associations privées pseudo-caritatives très engagées dans une lecture radicale. Le gros problème a été la fusion du salafisme et du wahhabisme avec également la possibilité pour les frères musulmans de trouver en Arabie saoudite une terre d’asile. Puis le djihadisme où il s’agit d’occuper le territoire et là quelque chose bascule. 1978/79 c’est la révolution iranienne chiite qui a renversé un dictateur. Puis 2001, l’opposition à un grand Satan qui incarne une manière libérale, moderne capitaliste etc. Puis Al qaida, puis en 2005 un texte extrêmement important qui a été lu des millions de fois sur internet, qui s’appelle ‘l’administration de la sauvagerie’, où il ne s’agit plus d’occuper le terrain et de le libérer là où il y a des musulmans, mais de considérer que toute la planète est terre d’Islam. Il s’agit de considérer qu’il y a des populations musulmanes prolétarisées dans tous les pays et notamment dans les pays européens qui constituent ‘le ventre mou’ de l’Occident. L’idée est donc de faire une révolution d’insurrection généralisée de tous les Musulmans : prolétaires levez-vous au nom du sunnisme. Il s’agit de retrouver l’autorité en déclin en Occident qui a produit les dégénérescences politiques, morales etc. Les islamismes progressent là où les nationalismes s’effondrent. On n’a plus le nationalisme arabo-musulman comme celui de Nasser. Comment une idéologie politico-morale au nom de la religion réactionnaire, raciste, qui dénie l’existence de l’humanité-dans l’homme-, comment se fait-il que cela soit devenu un motif de révolution ? Soit, pris dans le chaos géopolitique –n’oublions pas que daech a été fabriqué par les Américains car lorsqu’ils ont envahi l’Irak, ils ont considéré que, puisque ceux qui étaient proches de Saddam Hussein étaient des sunnites, il fallait donner pouvoir aux chiites. La même chose pour al qaida. Pendant la guerre d’Afganistan avec les Soviétiques il y avait deux courants –on peut prendre la guerre d’Algérie, cela serait pareil-, un courant nationaliste se référant aux raisons du libéralisme, de la raison, de l’émancipation etc. et un courant hyper-religieux. Avec l’aide de l’Arabie Saoudite, les Américains ont financé tous les mouvements révolutionnaires du côté de la religion pour éviter l’émergence de courants nationalistes, libéral, progressiste. Nous avons aujourd’hui en quelque sorte cette chose horrible qui est une boucherie au nom d’une religion qui n’attire pas seulement les musulmans. 40% des jeunes partis en Syrie sont de souche européenne et ne sont pas du tout liés à la religion musulmane. Mais ils ont trouvé dans cette lecture, dans cette conception du monde, une cohérence et un sens que nous n’avons pu transmettre. Je vous donne une citation de Marx : « La misère religieuse est d’une part l’expression de la misère réelle et d’autre part la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablé par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit, c’est l’opium du peuple. »
C’est bien parce que nous sommes en panne de récits collectifs, en panne d’utopies progressistes que dans ce vide-là vient s’installer une entreprise ultra-sectaire souvent liée aussi aux mafias car il y a souvent une conjonction entre la drogue et la religion, un peu comme si la religion était venue en lieu et place du toxique qu’il fallait dealer. C’est un point important car la drogue comme la religion est une illusion pour briser les soucis que nous avons dans le monde. C’est cela qui est offert, cela qui est à la vente. Cela ressemble beaucoup au nazisme, au fascisme. Ce que j’appelle aujourd’hui les théofascismes et cela ne concerne pas que les musulmans. Voici une citation : « Ce qui était si séduisant, c’est que le terrorisme était devenu une sorte de philosophie exprimant ma frustration, le ressentiment et la haine aveugle, une sorte d’expressionisme qui avait les bombes pour langage, qui observait avec délice la publicité tapageuse donnée à ces actions d’éclat et qui était prêt à payer de sa propre vie pour faire reconnaître son existence par la société normale. » C’est-à-dire que c’est au moment où s’affichent sur les télévisions les portraits et les noms des terroristes qu’ils adviennent à la reconnaissance sociale qu’ils n’ont pas eu pendant tout le reste de leur existence. C’est un point extrêmement important. A savoir, faut-il ou pas maintenir l’anonymat ? Alain Bertho, dans son très beau livre ‘les enfants du chaos’ parle de ces enfants et je précise qu’il y a un chaos géopolitique mais il y a aussi un chaos subjectif. Si une société n’est pas à même de fournir à ces jeunes et ces moins jeunes les mythes et récits collectifs cristallisant, coagulant les attentes, elle laisse le marché libre qui peut être occupé par n’importe quel prédateur. Dernier point, quelqu’un que j’aime beaucoup, Boualem Sansal et dans son livre ‘Gouverner au nom d’Allah’, il écrit : « Par son côté systématique et révolutionnaire, par le recours aux enseignements les plus radicaux de l’islam, par sa dénonciation de l’Occident et de ses valeurs, par ses conceptions libérales de l’économie et son conservatisme social, par ses promesses idylliques et son incessante exaltation du sacrifice et du martyre, l’islamisme avait de quoi séduire toutes les couches sociales, les pauvres et les riches, les intellectuels et les ignorants, les libéraux et les conservateurs, les bourgeois et les révolutionnaires. » Et c’est là où on a affaire à un défi considérable, cela n’est pas une religion, cela n’est pas seulement une pratique morale, rituelle et sociale, c’est, en gros, une idéologie attrape-tout, qui se prévaut de la capacité de répondre aux questions que vous vous posez. Il y a eu beaucoup de films formidables tel que ‘le ciel peut attendre’, qui montrent bien que pour un certain nombre de gens engagés dans le djihadisme, il y a là quelque chose de l’ordre d’attrape-tout, d’autant plus difficiles de s’en saisir, de combattre, d’autant plus difficile de le prévenir. Je crois que la meilleure des préventions c’est tout bêtement la culture. C’est tout simplement la politique. Le capitalisme fait le lit du djihadisme.
Un débat avec la salle a suivi la conférence.
Danielle Dufour-Verna
En ce froid jeudi 31 janvier, un public nombreux et attentif accueille les participants Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’Université Paris VII-Diderot, président du Réseau International de Sociologie clinique, Robert Gelli, procureur général à la cour d’Aix-en-Provence, Karim Baïla, grand reporter et Roland Gori, professeur émérite des Universités, psychanalyste.
Richard Martin, Directeur du Théâtre, remercient les personnalités présentes ainsi que le public et rappelle qu’il y a un ‘Appel des appels’ lancé par Roland Gori et ses amis il y a un certain temps, d’une actualité époustouflante, et qu’il faudrait, de façon très large, signer cette pétition de ‘stop au gâchis humain’ en cliquant sur un lien www.appeldesappels.org et dont vous le texte se trouve à l’extérieur de la salle. Texte dont le théâtre fera une grande affiche installée dans le hall. Suit la lecture de la lettre ouverte d’Antoine Leiris, dont l’épouse a été assassinée lors de l’attaque du Bataclan le vendredi 13 novembre 2015.
« Vous n’aurez pas ma haine »
« Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur.
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus. »
Richard, la voix brisée par l’émotion -une émotion palpable qui envahit tout le monde- peine à terminer la lecture.
« Nous aussi on est des victimes. On est rongé par la honte et la culpabilité »
Vincent de Gaulejac explique le choix de débuter par la lecture de cette lettre par la perplexité où nous jettent le terrorisme et la radicalisation, de colère et de sentiments partagés. « Comment comprendre que des jeunes français, d’ici, aient pu basculer dans la haine, soit dans un absolutisme religieux –que je préfère aux termes radicalisations qui sont des termes ambigus- et pour certains dans cette violence terroriste qui nous dévaste, qui fracasse les familles et la société à un moment donné et tous ceux qui y sont confrontés. Le livre ‘Le lambeau’ montre bien que non seulement les corps sont déchiquetés, mais il y a des traumatismes profonds. Je ne reviendrai pas sur cette bêtise que ‘comprendre sert à la culture de l’excuse’ non comprendre c’est justement ce dont on a besoin pour pouvoir penser que quelque chose d’autre est possible et pour pouvoir répondre à la question ‘que faire face à ce phénomène, quelles réponses apporter, qu’est-ce qui mène à cette violence. Pour tenter de répondre à ces deux questions, j’ai écrit ce livre ‘Mon enfant se radicalise’ avec Isabelle Seret car mon travail de sociologue clinicien, de chercheur m’a amené dans cette histoire à travailler avec Isabelle Seret qui est de Starbuck en Belgique où 70 enfants sont partis faire le Jihad en Syrie ou en Irak. Elle travaille sur ‘la honte’ et les dégâts qu’elle peut causer sur l’individu, cette haine dont il veut parfois se débarrasser. Elle m’a donc raconté être allée à un colloque sur la radicalité et avoir été frappée par deux choses : la rencontre avec une femme qui s’appelle Saya Ben Ali qui raconte que son fils est parti un jour en Irak et qu’elle n’a rien vu. Elle raconte également sa détresse, celle de la famille, d’avoir un enfant qui du jour au lendemain bascule dans quelque chose que les parents ne comprennent pas. Elle est habitée par une double honte : la honte de ce que son fils est devenu et la honte de n’avoir rien vu comme parent. Puis la mère descend de la tribune dans un silence absolu. Isabelle va la voir et Saya raconte qu’elle a réuni autour d’elle un certain nombre de mères de djihadistes qui sont tout aussi dévastées qu’elle et lui dit « Nous aussi on est des victimes ». Cela, continue Vincent de Gaujelac, pose une question : peut-on employer le même terme pour les victimes de l’attentat et pour les familles dont les enfants sont partis et, pour certains, ont commis des attentats… Elle a appris à plusieurs reprises la mort de son fils, jusqu’au jour où il meurt vraiment mais elle ne sait ni où, ni comment, quand, s’il a été enterré etc. On est rongé par la honte et la culpabilité dit-elle. Nous avons donc avec Isabelle monté un groupe de recherche avec huit femmes dont les enfants étaient partis en Syrie, en Irak et dont certains étaient revenus en Belgique ou en France commettre des attentats. Une des mères dit : « depuis que mon fils est parti, je ne suis plus que ‘mère de’ ». c’est vrai pour toutes les autres. On les appelle ‘la mère de… Le frère de… Le neveu de…’ A l’école, au tribunal, dans le village, dans les médias, toute sa vie est considérée au travers du prisme de l’histoire de son fils. Le regard des autres dénie l’existence de la mère et de la famille. Elle n’a plus d’autre existence en dehors de cette histoire et elle dit « C’est comme si c’est moi qui a explosé. Je le sens dans mon ventre. » Nous avons donc travaillé avec ces femmes qui racontaient leur détresse et l’impasse dans laquelle elles sont car elles sont forcément soupçonnées d’être complices mais comme ce sont leurs enfants ‘la chair de ma chair’. A la fois elles ne peuvent pas accepter ce qu’il est devenu et je ne peux que le rejeter, mais aussi je ne peux pas le rejeter car c’est mon enfant.
« Je ne peux pas le rejeter : c’est mon enfant »
Dilemme impossible. La société, disent-elles, nous rend forcément complices mais on n’a rien vu et pour celles qui ont vu et ont essayé de s’y opposer et sont absolument dans le rejet total de ces choix fait par leurs enfants, on leur renvoie la même stigmatisation dont sont l’objet leurs propres enfants. On leur a donc proposé de travailler sur l’histoire. Resituer cela dans l’historicité, dans le fait que ‘il y a eu un avant cet évènement traumatique’ et il faut pouvoir voir qu’il y a eu un avant pour pouvoir espérer qu’il y ait un après pour les familles, pour les frères et les sœurs, pour ceux qui sont restés mais aussi plus sociologiquement pour l’ensemble des communautés impliquées dans cette histoire. Le premier effet de ce travail a été la réflexion d’une des mères qui a dit : ‘on n’a pas su transmettre’. Elle se rendait compte que le travail que nous faisions pour essayer de resituer cela dans l’historicité – pour la majorité c’était le même scénario, c’est-à-dire une famille marocaine, les arrières grands-parents issus du Rif dans la montagne, dans la pauvreté, la misère absolue, puis les grands-parents qui sont la génération de l’émigration venus travailler en France et en Belgique, seuls d’abord puis ont fait venir leurs familles et les mères qui sont en fait nées en France ou en Belgique, ont fait des études, et qui, même si certaines étaient voilées, étaient assistante sociale, animatrice culturelle, garde d’enfants, assistante maternelle etc. parfaitement insérées, pour la plupart diplômées et ces enfants, qui sont des enfants d’ici qui à un moment donné accusent leurs parents de s’être insérés et d’avoir abandonné « les vraies valeurs de la religion et d’être devenus des mécréants. » Les femmes présentes nous ont dit que le travail que nous avons fait les avait aidées.
« Retissons du lien »
Restituer cet évènement traumatique dans une histoire était important car elles pensaient qu’elles auraient dû en parler au lieu de leur transmettre la honte de la pauvreté, de l’immigration, du racisme quotidien. Nous avons fait ce groupe 15 jours après les attentats de Bruxelles. A la fin du groupe elles ont dit il faut qu’on transforme notre douleur en victimisation active. Le seul moyen de sortir de l’espace dans lequel on est, est de retisser du lien. Il faut faire quelque chose pour sortir de cette haine. Elles ont pris contact avec l’association des victimes des attentats et en particulier la présidente de l’association et le dimanche suivant sont allées manifester ensemble. Il fallait vraiment du courage. Elles ont osé et non seulement elles ont été accueillies par l’association des victimes, mais on leur dit « vous aussi vous êtes des victimes ». Pour ces mères de djihadistes, enfin, il y avait une reconnaissance qu’elles pouvaient avoir une place dans la société et espérer être reconnues. Et les familles des victimes avaient besoin de comprendre comment c’est possible que des jeunes qui sont comme nos enfants ont pu faire des choses comme cela. Retissons du lien qui peut traiter ces problèmes-là autrement que d’une manière sécuritaire. Cette violence dans notre société est peut être le symptôme de fractures de la société L’aventure continue. Le dialogue dans ce groupe reste gravé dans mon cœur.
« L’Islam, ce n’est ni la violence, ni le radicalisme, c’est l’amour, la paix, le vivre-ensemble. »
Karim Baïla a risqué sa vie à plusieurs reprises en investigations dans les endroits les plus dangereux du monde. Il a prévu de montrer des extraits de ses reportages réalisés pour France Télévision et pour l’émission ‘Envoyé Spécial’, afin de tenter d’illustrer son propos, reportages qui ont le mérite de montrer les situations in situ. Parlant d’un reportage à La Mecque, le journaliste insiste : « L’Islam, ce n’est ni la violence, ni le radicalisme, c’est l’amour, la paix, le vivre-ensemble. Daech, dit-il, est issu du GIA qui est en quelque sorte son grand-père. » Un premier reportage au moment de l’après printemps arabe en Tunisie où il y a eu une sorte d’avènement du Salafisme dans ce pays, déstabilisant ce pays qui sortait d’une dictature : Comment une jeune fille de 14 ans, en un clic sur Internet, peut basculer. Et je veux démarrer mon propos par cela. Avant que les enfants soient radicalisés, il y a des organisations internationales issues de l’Islam ultraorthodoxe qu’on appelle le wahhabisme qui envoient des prédicateurs, dont un spécialement qui, bien qu’interdit en France, est allé partout dans le Maghreb pour imposer une sorte de dogme qu’est le wahhabisme international et le salafisme, frange ultraorthodoxe, qui, à coups de pétrodollars, ont réussi à installer ce que j’appelle l’impérialisme religieux.
1er extrait : « Le salafisme est un courant religieux qui prône le retour à l’Islam des origines. Tous attendent l’arrivée d’un prédicateur, d’un côté les femmes, la plupart en niqab, de l’autre les hommes, à la barbe fournie. Certains brandissent le drapeau noir du Djihad, la guerre sainte. Ils se disent les enfants d’Oussama Ben Laden. L’invité d’honneur s’appelle Mohamed Al Arifi. Il est Saoudien et wahhabite, un courant à l’origine du salafisme qui s’est développé en Arabie saoudite. Le cheikh Al Arifi est interdit en Europe mais il est reçu comme une star par les salafistes d’Hammamet. Il prêche pendant plus de deux heures. Un prêche modéré ce jour-là, mais à la télévision, ses propos controversés l’ont rendu célèbre. Il explique qu’un bon musulman doit battre sa femme et qu’il est permis de tuer au nom d’Allah. Des prédicateurs qui s’approprient l’espace public, c’est nouveau en Tunisie. Avant la révolution de Jasmin, tout rassemblement religieux était interdit. Après Hammamet, le prédicateur saoudien est attendu dans quatre autres villes balnéaires. En Tunisie, deux ans après la chute du dictateur Ben Ali, la conquête salafiste a déjà commencé.
« On ne peut pas anéantir les libertés individuelles des femmes »
Karim Baila reprend la parole : « A cause de ces prédicateurs qui allaient dans les villages tunisiens avec des liasses de dollars pour ‘aider’ les familles et tous les pays du Maghreb, pays de l’islam malikite. La burqa n’existe pas. La femme est libre en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Chez les Touaregs, chez les Berbères, la femme est ‘maitre de maison’. On ne peut pas anéantir les libertés individuelles des femmes. Par la suite, la Tunisie a été le pays qui a envoyé le plus de djihadistes et parmi eux, beaucoup de femmes. Le reportage date du 14 janvier 2013. Daech, c’est 2014 pour installer le Khalifat, en syrie, en Irak. Daech, organisation sectaire terroriste internationale, a installé ses bases en envoyant des djihadistes du monde entier, et principalement des enfants. Cette organisation a fait un appel d’air. Ce que j’ai pu vérifier en Syrie lors d’un reportage en 2011 sur les chrétiens qui étaient persécutés. J’avais découvert les mêmes personnes que j’avais vues en Algérie, ce pays qui a vécu dix ans de terrorisme avec près de 300.000 morts. Les mêmes personnes avec cet espèce d’habit noir et le bandeau du jihad énonçant les versets du Coran pour faire passer toutes sortes de doctrines qui se sont installées en Syrie pour faire venir à eux les djihadistes. Pour instaurer leurs bases, ils faisaient sortir les familles des maisons à coups de kalachnikov –je l’ai vu-. Ils perquisitionnaient les taxis à coups de balles dans la tête. Cela a naturellement créé cette vague de migrants fuyant la violence, une classe moyenne syrienne qui a laissé la place à des jeunes qui ont été faire le djihad en Syrie. Ces jeunes, principalement Français, Belges ou autres qui avaient en quelque sorte une envie de djihad qui dans l’Islam est positif dans le Coran. Il s’agit là d’un djihadisme radical, fondamentaliste, terrorisme.
Le djihad est un devoir religieux au sein de l'islam et du babisme. En arabe, ce terme signifie « abnégation », « effort », souvent traduit à tort par « guerre sainte ». Le mot jihâd est employé à plusieurs reprises dans le Coran, souvent dans l'expression idiomatique « al-ǧihād bi amwalikum wa anfusikum » qui peut se traduire par « lutter avec vos biens et vos âmes ». Ainsi, le jihad peut aussi être défini par l'expression « faites un effort dans le chemin de Dieu ».
Les jeunes ont donc pris la place des migrants qui avaient de petites maisons en Syrie pour installer un Khalifat. A ce moment-là, ils ont fait venir beaucoup de femmes. Dans l’extrait suivant, c’est une gamine de 14 ans, Nermine, qui, à l’aide d’internet, est tombée dans les griffes de daech.
2e extrait : Faire du prosélytisme en pleine rue, de nombreux jeunes ont été séduits par le salafisme en raison de l’activisme des recruteurs sur le terrain. C’est le cas de Nermine. En quelques semaines, elle est devenue salafiste contre la volonté de ses proches. Parce que sa famille a refusé que Nermine porte le niqab, le voile intégral, l’adolescente a fugué. Je me rends à Mahdia, une petite ville au sud de Sousse. C’est ici que vivait Nermine avant de disparaître. Cette femme c’est Necklace, sa mère qui revient d’un séjour de deux ans en France. Pendant son absence, elle avait confié à sa mère la garde de Nermine. A son retour en août dernier, la jeune fille avait disparu. Depuis, elle la cherche, l’angoisse chevillée au corps. En l’absence de Necklace, toutes les femmes du voisinage s’occupaient de Nermine. Elles semblent très affectées par la disparition de l’adolescente : « Ils l’ont arrachée du cœur de toutes les femmes du quartier ». « On est passé d’un problème à un autre. On s’est débarrassé du chien de dictateur et maintenant il y a d’autres chiens qui sont arrivés. Ils sont constamment en train d’aboyer. Moi je le dis depuis le premier jour : ceux qui arrivent sont pire. » Comment Nermine a-t-elle pu épouser la cause salafiste à seulement 14 ans ? Je reviendrai au village. A mon retour, je réalise que deux blocs se font face, d’un côté les partisans de la laïcité et d’un Islam modéré, très largement majoritaire, et de l’autre quelques islamistes radicaux qui cherchent à se faire entendre par tous les moyens. »
Karim Baïla explique avoir rencontré –et cela se voit dans le reportage- des mamans dévastées par ce phénomène qui a envoyé de nombreux enfants en Syrie.
Nermine
3e extrait : Retour au village de Mahdia. Neckache est accrochée à son téléphone. Elle parle à son avocat. L’inquiétude grandit. Toujours pas de nouvelles de Nermine. C’était une petite fille souriante, coquette, bonne élève, très attachée à sa famille et la préférée de sa grand-mère : « Ma petite-fille chérie, tu nous manques terriblement. Tout le monde demande après toi ‘Nermine, Nermine’. Tout le monde souffre pour toi. Ils t’ont eu ma petite fille. Tu as pensé à ta grand-mère et à ta maman ? ». Comment Nermine a-t-elle basculé dans l’islamisme radical au point de quitter ses proches ? C’est sur internet, sur les réseaux sociaux que Necklache a trouvé une réponse. Nermine est entrée en contact avec un adulte salafiste de 50 ans. Ils ont échangé de nombreux messages. L’homme lui a donné un conseil : « Si tu trouves des gens qui font le coran avec niqab etc. tu restes avec eux. » Et les nouveaux amis de Nermine publient sur internet des photos de femmes en niqab, ou encore cette vidéo d’une enfant qui appelle à la guerre sainte. Pour embrigader les jeunes les salafistes publient des vidéos de jeunes enfants convaincus par leur cause et la jeune fille de 14 ans a été sensible à cette propagande et séduite.
Karim Baïla reprend la parole, expliquant que si en 2013, c’était l’apocalypse en Tunisie, le pays est sorti de cet enfer. Le peuple tunisien a réussi à renverser ces groupuscules qui voulaient s’attaquer à toutes formes de libertés individuelles comme par exemple prendre l’université de la Manouba. Ce début de fracture de la société tunisienne, je l’ai constaté à l’université de Tunis. C’est là que les salafistes ont commencé à imposer leurs lois. En décembre 2011 ils forcent les portes de la plus grande université du pays. Leurs revendications : une salle de prière et l’autorisation pour les étudiantes de porter le niqab, jusque-là interdit en cours. Les salafistes vont même accrocher le drapeau noir du jihad au mât de l’Université. Une étudiante laïque tente de l’arracher, elle est violemment écartée. Tous les Tunisiens, les intellectuels, se battaient à l’époque contre ceux qui s’attaquaient aux écoles, aux bibliothèques, aux salons, à la liberté d’expression, pour instaurer cette doctrine, risquant le lynchage car les salafistes sont coutumiers de la violence à l’égard de ceux qui les critiquent.
Le journaliste rappelle qu’en 2007 en Algérie, c’était des jeunes des quartiers qui se radicalisaient pour rejoindre al qaida au Maghreb islamique. Lors de mon reportage à ce moment-là, j’ai vu l’humiliation, la misère. Tous ces enfants viennent principalement de ce terreau qu’est la misère, l’ignorance.
Merwan Boudina, bombe humaine
Dernier extrait : celui d’un enfant devenu kamikaze qui faisait allégeance avant de se faire exploser ; des images dures, récupérées au sein de la rédaction après des mois d’enquête en 2007. Au volant d’une camionnette bourrée d’explosifs, la première bombe humaine du pays va, dans quelques minutes, semer la mort au cœur d’Alger. Il s’appelle Merwan Boudina. 11 avril 2007. Deux bombes secouent le cœur d’Alger : attentat signé Al qaida au Maghreb. Dernier bilan : 33 morts, 200 blessés. Sur cette image de propagande, je découvre le premier commando suicide algérien. Un seul à visage découvert, Merwan. Il nous lègue son testament, profession de foi d’un kamikaze. J’ai tout de suite envie d’en savoir plus sur lui : là où il a grandi, le bidonville, la montagne où il vivait à Alger. Quel est son parcours. Pouvez-t-on s’attendre à ce qu’il finisse comme bras armé d’al qaida ? Ses copains n’y croient pas : « il habite à 200 mètres, la montagne, dans une baraque comme nous. » Sur la même vidéo de propagande, tout est filmé, à commencer par le repérage des cibles visées, le Palais du Gouvernement et un commissariat, les derniers préparatifs de l’attentat, la mise en place des explosifs, une centaine de kilos de TNT et le jour J, pour Merwan, un détonateur à côté du volant pour tuer des innocents dans le centre d’Alger. Itinéraire d’un terroriste, nouvelle génération. * Algérie sur les traces d’un Kamikaze. 2007 youtube
« La répression est indispensable, la contention est nécessaire, la pédagogie est utile, mais il est clair, et c’est aussi le rôle du procureur de la république, qu’il faut jouer sur la dimension de prévention »
« Des profils très divers, de toutes origines sociales »
Robert Gelli : « Après ces images extrêmement instructives, je vais revenir sur la situation ici en France en précisant tout de même que je suis allée dans cette période quand j’étais directeur des affaires criminelles de Grasse et qu’il y a un espoir considérable, une société civile remarquable, mobilisée, beaucoup d’associations, notamment de femmes qui œuvrent au quotidien. Ils ne s’en sont pas sorti tout-à-fait mais on peut avoir une vision optimiste de la situation. Ce reportage que vous avez fait est révélateur car sur quoi prospère le terrorisme, c’est sur deux grands facteurs : un, la question sociale, avec des problèmes sociaux considérables, des misères, des inégalités et le deuxième facteur c’est la corruption. On est dans des pays où tout fonctionne sur le mode corruptif. Et là tous ces mouvements salafistes ou autres prospèrent à la fois en ayant des actions sociales qui permettent dans certaines cités, certains quartiers, de donner le sentiment qu’ils s’occupent des gens en difficulté, et en mettant en cause la corruption des élites, du pouvoir politique, administratif etc. C’est quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue. J’ai été Procureur de la République à Aix-en-Provence pendant la période de tous les attentats : Charlie Hebdo, Nice etc. Une certitude que j’ai c’est que ce sont ni la justice ni la police qui vont régler le problème, par contre il est clair que les dispositifs qui doivent être mis en place par la justice et par la police doivent être d’une performance la plus optimale possible pour à la fois assurer la répression des comportements, des agissements terroristes, et mettre en place des dispositifs de prévention qui supposent des remontées d’informations et finalement des situations. C’est un peu cette politique-là qui a été mise en place avec à la fois des systèmes qui permettent de signaler des situations de dérive ou de radicalisation –je n’aime pas tellement ce terme mais on n’en a pas trouvé de meilleur- et de mettre en place des systèmes qui permettent d’assurer une répression en amont du passage à l’acte et c’est toute la question de la mise en place qui a été renforcée à l’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste qui permet d’intervenir avant le passage. La question terroriste n’est pas nouvelle. Il ne faut pas oublier les années 70/80 où nous avions un terrorisme particulièrement sanglant avec des attentats très meurtriers en plein Paris, des groupuscules qui étaient des activistes du terrorisme : action directe, terrorisme basque etc. La France est un des pays occidentaux qui a le plus subi mais c’est aussi lié à la politique française au Moyen-Orient et dans les pays arabes. Il y a des choses différentes aujourd’hui. A l’époque on avait un terrorisme qui était soit importé -des groupes de membres d’un autre pays qui faisaient des opérations commando, qui déposaient des bombes et ensuite repartaient et qui d’ailleurs ne se suicidaient pas. Ce n’était pas l’idée du martyre- et le terrorisme politique occidental. On est aujourd’hui confronté à un terrorisme qu’on a du mal à identifier, à classifier. On peut classifier à travers une référence à une religion mais on a du mal en raison de la nature ou de la personnalité, de l’origine des personnes capable de passer à l’acte. On peut aujourd’hui avoir un passage à l’acte terroriste un peu partout sans qu’il y ait de signe ou d’indication prémonitoire et cela peut être le fait d’individus qui ne sont pas particulièrement connus ou fichés comme étant des terrorismes potentiels radicalisés porteurs d’un discours salafiste ou terroriste. Ceux qui tiennent ces discours ne passent pas à l’acte. Par rapport au terrorisme des années 80 les actions terroristes ne sont plus ciblées : n’importe quand n’importe où. Le principal étant de marquer les esprits et de faire une action qui aura une répercussion importante dans l’opinion et avoir des conséquences dévastatrices pour une société, l’idée étant de déstabiliser une société pour qu’elle devienne plus fragile. Ce qui s’est passé dans certains pays et qu’ils essaient de traduire ici. Comment des jeunes qui sont nés ici, qui sont allés à l’école ici, qui ont toujours vécu ici, peuvent en arriver à se radicaliser puis à passer à l’acte puisque c’est le passage à l’acte qui caractérise cette radicalisation. Dans la première phase, c’était aller sur les terres de guerre pour faire le djihad, et un nombre important de jeunes partis sur la zone irako-syrienne. La France a été un des pays qui a eu plus de 1500 jeunes partis, avec une part non négligeable de femmes, à peu près 20% et environ 400 enfants dont certains sont nés par la suite. Aujourd’hui la question du retour se pose de façon particulièrement aigue avec un jeu trouble localement entre les Turcs, les Kurdes et les Syriens. Nous allons avoir un retour à la fois de combattants français djihadistes et de femmes et d’enfants en nombre assez conséquent. Cela aussi, c’est un élément à intégrer dans la réflexion. Pour rester sur les constats, l’influence de daech est toujours là. La propagande persiste et continue partout, réseaux sociaux, internet, et cette propagande prend une allure différente. Le message qui est passé c’est : pour être un bon musulman qui ira au Paradis, le mieux c’est de commettre des attentats là où on se trouve, sur la terre des mécréants parce qu’on sera encore plus valorisé. Ajoutons qu’aujourd’hui, ceux qui auraient des velléités de partir ne peuvent plus le faire. La menace n’est pas terminée. Nous avons à peu-près 500 détenus condamnés pour des faits de terrorisme dans les prisons françaises. Les deux-tiers d’entre eux seront libérés avant 2022. Je ne pense pas que la prison ait permis de les remettre dans le droit chemin. A cela s’ajoute le fait que nous avons en prison un nombre évalué environ à 1500 détenus de droit commun signalés comme radicalisés ou capable de passer à la radicalisation. Ce qui nous intéresse à nous, justice, c’est la question de la radicalisation violente. La radicalisation en soit ne devient une infraction qui va donner lieu à une réponse pénale qu’à partir du moment où elle se caractérise par de la violence : le projet, l’objectif, la préparation, l’association de malfaiteurs, le discours violent et toute une série d’infractions : apologie du terrorisme etc. Toute une série de dispositifs est mise en place à la fois pour faire remonter l’information en liaison avec l’autorité préfectorale et les autorités judiciaires, et pour essayer de détecter tous les individus susceptibles de passer à l’acte, ces fameux fichiers auxquels tout le monde veut accéder. Mais ce n’est pas utile que cela soit entre les mains de tout le monde. La question est de traiter ces sujets-là de la façon la plus discrète possible. Des dispositifs de signalement de personnes en voie de radicalisation sont mis en place pour des dispositifs de suivi. Ce qu’il m’intéressait de voir, à travers les dossiers de condamnations judiciaires, ce que l’on pouvait tirer comme enseignement de cette étude. La procureur général de Paris a fait cela sur la base de personnes condamnées pour des faits de terrorisme et je l’ai fait sur des dossiers d’apologie du terrorisme pour lesquels le Parquet local reste compétent. On constate, dès lors qu’un attentat a eu lieu, on a dans les semaines qui suivent toute une série d’apologie du terrorisme. L’attentat provoque une émotion dans la population mais en même temps entraîne une provocation au discours terroriste. On a travaillé avec un groupe pluridisciplinaire et le travail n’est pas terminé, pour essayer de trouver des enseignements. La première chose que l’on peut dire c’est que les profils sont les plus divers possible. Pas de profil type mais des tendances : des personnes qui sont en situation de difficultés sociales, familiales, pas vraiment de précarité car il y a des personnes parfaitement intégrées qui travaillent mais qui, sur le plan de la vie personnelle, sont en situation de difficulté et de revendication aussi par rapport à ce que représente la société d’une manière générale. On a également des profils qui cumulent d’autres addictions : aux drogues, à l’alcool. Il y a banalisation du discours d’apologie du terrorisme notamment vis-à-vis de l’autorité. Les exemples les plus flagrants sont les faits d’individus confrontés à l’autorité –police, école, prof etc.- et aller à l’insulte terroriste ‘je vais t’égorger comme le fait daech etc.’ Au lieu de dire des insultes classiques on va utiliser cette référence au terrorisme. Parmi ces profils, il y a des individus –notamment dans ceux qui ne sont pas seulement dans le discours mais passent à l’acte après- des problématiques psychologiques importantes et souvent, des antécédents judiciaires nombreux, voire pour certains d’entre eux qui ont connu la prison.
La prison, autre sujet : comment arriver à gérer la vie carcérale pour la préserver de tous ceux qui profitent de la prison pour développer et recruter à l’intérieur des murs des individus futurs acteurs du terrorisme. On réfléchit beaucoup sur ce problème des prisons mais la réponse n’est pas acquise, elle n’est pas simple. On a imaginé dans un premier temps qu’on pouvait les mettre dans un quartier à part, on se rend compte que ce n’est pas simple ou séparer les plus durs de ce qui sont potentiellement en devenir. C’est le sujet actuel sur lequel on travaille. Tous les pays confrontés à cette situation se posent les mêmes questions. On essaie de plus en plus d’agir en amont. La répression est indispensable, la contention est nécessaire, la pédagogie est utile, mais il est clair, et c’est aussi le rôle du procureur de la république, qu’il faut jouer sur la dimension de prévention. Agir sur tous les facteurs qui ont une incidence, une influence sur des parcours. Il peut y avoir une approche pluridisciplinaire de ces questions-là et pas une approche unique. La restauration des valeurs de citoyenneté, les valeurs républicaines, est un axe assez important dans lequel il est nécessaire de jouer aussi bien lorsqu’on a identifié des parcours susceptibles de basculer que dans la vie quotidienne, dans l’éducation et à cet égard l’école a un rôle majeur à jouer. La justice n’a pas le rôle de celui qui va apporter les réponses mais un rôle de participation à un vaste mouvement qui mérite que tous les partenaires concernés par cette question se rassemblent et mènent à la fois un rôle de répression lorsque cela se nécessite et également de prévention.
Roland Gori : « Le salafisme, le wahhabisme, viennent de l’islamisme. Le terme post modernité est inventé par Walter au 17e siècle pour décrire une posture anti-modernité, antilibéralisme, antirationalisme. Toutes les révolutions qui ont pu s’accomplir au cours des siècles suivants ont pu trouver dans toutes les religions le carburant nécessaire pour s’exprimer ».
Que l’on prenne les différentes guerres de colonisation ou la révolution iranienne, comment se fait-il que pour renverser le Shah on ne se tourne pas vers des valeurs d’émancipation, vers des valeurs de liberté mais on se prévaut d’une ascèse et aille chercher du côté du chiisme. Ce qui m’intéresse dans le petit travail que j’ai fait qui s’appelle ‘un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes’. L’Islam est une question englobante, c’est-à-dire à même de répondre à des questions qu’on se pose dans le quotidien. C’est important car les jeunes, y compris les jeunes européens vont chercher dans cette lecture du monde une réponse aux questions qu’ils se posent et qu’ils ne trouvent plus dans les mythes, les récits collectifs qui sont les nôtres. Une religion avec un englobement moral de l’existence. Puis il y a tout ce qui est du côté de la prédication, c’est-à-dire d’évangélisation. Par les structures financées par les Saoudiens –à peu-près 200 milliards de dollars- de dispositifs d’accueil de population émigrées qui n’étaient pas pris en charge par les services publics européens. D’une certaine manière nous avons laissé le terrain de ressources morales, de soutien psychologique, de ressources sociales, libre au champ d’associations privées pseudo-caritatives très engagées dans une lecture radicale. Le gros problème a été la fusion du salafisme et du wahhabisme avec également la possibilité pour les frères musulmans de trouver en Arabie saoudite une terre d’asile. Puis le djihadisme où il s’agit d’occuper le territoire et là quelque chose bascule. 1978/79 c’est la révolution iranienne chiite qui a renversé un dictateur. Puis 2001, l’opposition à un grand Satan qui incarne une manière libérale, moderne capitaliste etc. Puis Al qaida, puis en 2005 un texte extrêmement important qui a été lu des millions de fois sur internet, qui s’appelle ‘l’administration de la sauvagerie’, où il ne s’agit plus d’occuper le terrain et de le libérer là où il y a des musulmans, mais de considérer que toute la planète est terre d’Islam. Il s’agit de considérer qu’il y a des populations musulmanes prolétarisées dans tous les pays et notamment dans les pays européens qui constituent ‘le ventre mou’ de l’Occident. L’idée est donc de faire une révolution d’insurrection généralisée de tous les Musulmans : prolétaires levez-vous au nom du sunnisme. Il s’agit de retrouver l’autorité en déclin en Occident qui a produit les dégénérescences politiques, morales etc. Les islamismes progressent là où les nationalismes s’effondrent. On n’a plus le nationalisme arabo-musulman comme celui de Nasser. Comment une idéologie politico-morale au nom de la religion réactionnaire, raciste, qui dénie l’existence de l’humanité-dans l’homme-, comment se fait-il que cela soit devenu un motif de révolution ? Soit, pris dans le chaos géopolitique –n’oublions pas que daech a été fabriqué par les Américains car lorsqu’ils ont envahi l’Irak, ils ont considéré que, puisque ceux qui étaient proches de Saddam Hussein étaient des sunnites, il fallait donner pouvoir aux chiites. La même chose pour al qaida. Pendant la guerre d’Afganistan avec les Soviétiques il y avait deux courants –on peut prendre la guerre d’Algérie, cela serait pareil-, un courant nationaliste se référant aux raisons du libéralisme, de la raison, de l’émancipation etc. et un courant hyper-religieux. Avec l’aide de l’Arabie Saoudite, les Américains ont financé tous les mouvements révolutionnaires du côté de la religion pour éviter l’émergence de courants nationalistes, libéral, progressiste. Nous avons aujourd’hui en quelque sorte cette chose horrible qui est une boucherie au nom d’une religion qui n’attire pas seulement les musulmans. 40% des jeunes partis en Syrie sont de souche européenne et ne sont pas du tout liés à la religion musulmane. Mais ils ont trouvé dans cette lecture, dans cette conception du monde, une cohérence et un sens que nous n’avons pu transmettre. Je vous donne une citation de Marx : « La misère religieuse est d’une part l’expression de la misère réelle et d’autre part la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablé par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit, c’est l’opium du peuple. »
C’est bien parce que nous sommes en panne de récits collectifs, en panne d’utopies progressistes que dans ce vide-là vient s’installer une entreprise ultra-sectaire souvent liée aussi aux mafias car il y a souvent une conjonction entre la drogue et la religion, un peu comme si la religion était venue en lieu et place du toxique qu’il fallait dealer. C’est un point important car la drogue comme la religion est une illusion pour briser les soucis que nous avons dans le monde. C’est cela qui est offert, cela qui est à la vente. Cela ressemble beaucoup au nazisme, au fascisme. Ce que j’appelle aujourd’hui les théofascismes et cela ne concerne pas que les musulmans. Voici une citation : « Ce qui était si séduisant, c’est que le terrorisme était devenu une sorte de philosophie exprimant ma frustration, le ressentiment et la haine aveugle, une sorte d’expressionisme qui avait les bombes pour langage, qui observait avec délice la publicité tapageuse donnée à ces actions d’éclat et qui était prêt à payer de sa propre vie pour faire reconnaître son existence par la société normale. » C’est-à-dire que c’est au moment où s’affichent sur les télévisions les portraits et les noms des terroristes qu’ils adviennent à la reconnaissance sociale qu’ils n’ont pas eu pendant tout le reste de leur existence. C’est un point extrêmement important. A savoir, faut-il ou pas maintenir l’anonymat ? Alain Bertho, dans son très beau livre ‘les enfants du chaos’ parle de ces enfants et je précise qu’il y a un chaos géopolitique mais il y a aussi un chaos subjectif. Si une société n’est pas à même de fournir à ces jeunes et ces moins jeunes les mythes et récits collectifs cristallisant, coagulant les attentes, elle laisse le marché libre qui peut être occupé par n’importe quel prédateur. Dernier point, quelqu’un que j’aime beaucoup, Boualem Sansal et dans son livre ‘Gouverner au nom d’Allah’, il écrit : « Par son côté systématique et révolutionnaire, par le recours aux enseignements les plus radicaux de l’islam, par sa dénonciation de l’Occident et de ses valeurs, par ses conceptions libérales de l’économie et son conservatisme social, par ses promesses idylliques et son incessante exaltation du sacrifice et du martyre, l’islamisme avait de quoi séduire toutes les couches sociales, les pauvres et les riches, les intellectuels et les ignorants, les libéraux et les conservateurs, les bourgeois et les révolutionnaires. » Et c’est là où on a affaire à un défi considérable, cela n’est pas une religion, cela n’est pas seulement une pratique morale, rituelle et sociale, c’est, en gros, une idéologie attrape-tout, qui se prévaut de la capacité de répondre aux questions que vous vous posez. Il y a eu beaucoup de films formidables tel que ‘le ciel peut attendre’, qui montrent bien que pour un certain nombre de gens engagés dans le djihadisme, il y a là quelque chose de l’ordre d’attrape-tout, d’autant plus difficiles de s’en saisir, de combattre, d’autant plus difficile de le prévenir. Je crois que la meilleure des préventions c’est tout bêtement la culture. C’est tout simplement la politique. Le capitalisme fait le lit du djihadisme.
Un débat avec la salle a suivi la conférence.
Danielle Dufour-Verna