The National Gallery, London : Picasso Ingres : face à face

Pour la première fois, un tableau de Pablo Picasso (Femme au livre, 1932) du Norton Simon Museum de Pasadena, Californie, et le tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres (Madame Moitessier, 1856) qui l'a inspiré, seront sera présenté côte à côte à la National Gallery de Londres dans le cadre d'une collaboration spéciale entre les deux institutions.


Jean-Auguste-Dominique Ingres, Madame Moitessier, 1856 Oil on canvas, 120 x 92.1 cm © The National Gallery, London & Pablo Picasso, Woman with a Book, 1932 Oil on canvas, 130.5 x 97.8 cm The Norton Simon Foundation © Succession Picasso/DACS 2021 / photo The Norton Simon Foundation
Picasso admirait Ingres et s'est référé à lui tout au long de sa carrière. L'affinité de Picasso avec Ingres peut être clairement démontrée non seulement dans la peinture mais aussi abondamment dans ses dessins et ses études au cours de sa phase néoclassique dans les années 1920. En 1921 Picasso travaillait à Paris et était en train de réinventer son art après le cubisme. Il avait rencontré Madame Moitessier d'Ingres dans une exposition cette année-là et était tellement fasciné par ce portrait qu'il l'a encore beaucoup influencé 11 ans plus tard en 1932, lorsqu'il peint La Femme au livre. Ce dernier est l'un de ses portraits les plus célèbres de sa jeune maîtresse Marie-Thérèse Walter (1909 – 1977), qu'il avait rencontrée en 1927 - alors qu'il était encore marié à sa femme la ballerine russe Olga Khokhlova (1891 – 1955) ; ils n'ont jamais divorcé ; elle mourut des décennies plus tard, toujours Mme Picasso. Femme au livre équilibre sensualité et retenue, et fait écho à Madame Moitessier de manière significative : la main de son modèle touchant la tempe est une citation directe, tandis que les fleurs sur ses manches évoquent la robe de Madame Moitessier. En remplaçant l'éventail de Madame Moitessier par les pages flottantes d'un livre, Picasso a puisé dans l'érotisme latent sous l'image d'Ingres de respectabilité bourgeoise. Le profil serein reflété dans un miroir à droite du portrait de Picasso fait également référence à son précédent néoclassique, mais peut également constituer un autoportrait abstrait.

Habillée de ses plus beaux habits et bijoux, Madame Moitessier (1821-1897) nous regarde majestueusement. Elle est l'incarnation du luxe et du style pendant le Second Empire, qui a vu la restauration du trône impérial français et l'affichage extravagant de la richesse. La pièce a l'ambiance d'un luxueux salon du XVIIIe siècle avec son vase japonais Imari, son écran à main en soie, son éventail orné, sa console Louis XV, son cadre de miroir doré et son canapé en damas rembourré (avec un petit cupidon jetant un coup d'œil par-dessus l'épaule gauche de Madame Moitessier). Sa pose distinctive est basée sur une fresque d'Hercule et de Télèphe d'Herculanum représentant la déesse d'Arcadia, qu'Ingres a peut-être vue à Naples en 1814. Dans le portrait, il utilise le geste de la main droite d'Arcadia, avec son index levé, soutenant sa tête. Ingres possédait des gravures de la peinture murale et des dessins préparatoires montrant qu'il accordait une grande attention au positionnement précis du bras droit, de la main et des doigts de Madame Moitessier. En effet, pour Ingres, Madame Moitessier était une incarnation vivante de l'idéal classique. Déesse des temps modernes trônant dans le luxe, elle est assise impassible, pleinement confiante de sa place dans la société.

Le portrait a été commandé en 1844 pour célébrer le mariage deux ans plus tôt de Marie Clotilde-Inès de Foucauld avec le riche marchand Sigisbert Moitessier. Ingres était initialement réticent à accepter la commande, mais a changé d'avis après avoir rencontré Madame Moitessier, 23 ans, qu'il a décrite comme "belle et bonne". Le critique d'art Théophile Gautier, qui a assisté à certaines des séances de peinture, était d'accord avec Ingres, décrivant sa beauté comme la plus royale, magnifique, majestueuse et Junoesque qu'il ait jamais vue dessinée. Il a fallu 12 ans à Ingres pour terminer le tableau. Pendant ce temps, le tableau a subi plusieurs révisions majeures : une jeune fille, Catherine, devait à l'origine être incluse mais a été retirée de la composition, et au dernier moment, en 1855, une robe différente a été choisie pour refléter le changement de mode. La robe jaune que portait initialement Madame Moitessier a été remplacée par une robe en soie de Lyon à la mode et chère imprimée d'un motif floral, auquel font écho les fleurs et les feuilles de l'extravagant cadre doré, conçu par Ingres lui-même.

Son reflet dans le miroir était une invention surprenante pour montrer un autre côté d'elle, mais une inspection plus approfondie du miroir révèle quelques bizarreries. Le reflet n'est pas tout à fait conforme à sa position réelle. Il manque également le détail et la luminosité de la figure, sa surface mate contrastant avec l'opulence de Madame Moitessier et de son environnement. Cette invention complexe et ambiguë suggérant des points de vue simultanés aurait un impact au 20ème siècle, et pas seulement sur Picasso.

Cette exposition est l'occasion d'explorer l'affinité durable de Picasso avec Ingres et sa capacité à référencer ou à «voler» le travail d'un artiste précédent, ce qu'il a reconnu lorsqu'il a déclaré: «Les artistes inférieurs empruntent; les grands artistes volent. » Il offrira aux visiteurs une occasion unique de comparer les deux œuvres et d'aborder ces chefs-d'œuvre d'une manière différente.

L'exposition est organisée par la National Gallery et le Norton Simon Museum et, après son exposition à Londres, sera présentée au Norton Simon du 21 octobre 2022 au 30 janvier 2023.

Pierre Aimar
Mis en ligne le Mercredi 4 Aout 2021 à 09:31 | Lu 855 fois
Pierre Aimar
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