Freud © DR
Pour débattre de « Kultur » – avec un K, terme allemand, car Freud refuse de faire la différenciation entre Culture et de Civilisation- Richard Martin, directeur du Théâtre Toursky, avait invité Rajaa Stitou, psychanalyste, directrice de recherche en psychopathologie clinique Université Montpellier 3, Roland Gori, professeur émérite des Universités et Monsieur Alain Hayot, Sociologue, délégué national du PCF à la culture. Leurs exposés, très différents dans la forme et la dialectique, se rejoignent parfaitement pour bâtir - à la manière d’une maison que l’on construirait avec des Lego - une analyse complète du sujet et la présentation des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir, moyens qui les rassemblent sur le fond.
« La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains et c’est cela qui aujourd’hui se trouve en danger et requiert notre mobilisation. » Jack Ralite
C’est dans sa manière d’entretenir le rapport à ce qui fonde l’humain, le langage et l’altérité, qu’une civilisation peut témoigner de son aptitude à construire, à créer. Or, qu’en est-il aujourd’hui de la place accordée à la parole et des dispositifs que les hommes fabriquent pour se lier entre eux ? Pour Raaja Stitou, les analyses freudiennes constituent le point de départ et d’horizon pour penser les transformations de notre actualité via les nouveaux idéaux et leur impact sur la subjectivité et le lien social. Elles nous donnent l’occasion de rendre sa complexité à ce qui fait malaise dans la « Kultur ». Ce malaise chronique, du fait de l’incomplétude au cœur de l’humain, à la base du rapport à l’autre et aux objets du monde, peut ouvrir la voie de l’inventivité. Mais il peut aussi se transformer en chaos, comme le montre le déchaînement des extrémismes contemporains. Comment se dépêtrer du joug qui nous enfonce sciemment dans l’inculture ?
Richard Martin
Des Gilets Jaunes sur les planches, une aventure que Richard Martin appelle ‘l’espoir’
« En ces temps où je me demande dans quel mur on va frapper, dit Richard Martin, la lumière de mes amis me parait indispensable pour nous montrer la voie de l’essentiel. »
Après avoir remercié les trois intervenants « d’être sur ce plateau pour nous éclairer »
Richard Martin fait une courte lecture d’un texte de Freud. Puis le Directeur du Théâtre livre au public une aventure qu’il appelle ‘l’espoir’. Après avoir ouvert le théâtre aux gilets jaunes, d’abord pour une université populaire ayant réuni 800 personnes, ensuite pour leurs réunions, il a reçu une d’un auteur arménien une pièce qui parle du pouvoir lui envoyée par un auteur arménien. Trente personnes parmi les gilets jaunes sont venues en faire la lecture et ont décidé de se mettre au travail pour l’interpréter et la jouer. Il ajoute : « Quand depuis cinquante ans, avec toutes les ruses et la tendresse j’essaie de faire venir dans ce théâtre des gens qui pensent que ces lieux ne leur appartiennent pas -puisque l’année prochaine ce seront les cinquante ans de la fondation du Toursky - je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas désespérer d’espérer et que c’était vraiment possible et que je crois que tout le monde peut se réveiller, qu’il peut y avoir des prises de conscience quelle que soit la nature des populations. Je continue à croire que ces missions de développement populaire sont la solution à un réel dialogue dans ce pays et qu’il n’y a pas d’autre porte de secours que cela. Je compte sur vous comme je compte sur les poètes pour avoir les réponses qui pourraient être pour moi les armes nécessaires pour avancer dans notre aventure du Toursky »
Roland Gori
Fidèle à lui-même, Roland Gori apporte un point de vue lumineux appuyé par des citations, et souligne son désaccord avec certaines analyses de Freud. Pour Roland Gori, Freud est un progressiste, pas dans le bon sens du terme, mais dans le sens macronien. Il croit aux illusions de la technique et de l’économie pour rendre humain. C’est sans doute la confusion, explique Roland Gori, que les citoyens font entre culture et civilisation qui fait qu’ils délaissent parfois la culture en pensant qu’elle n’est que civilisation. L’esthétique, la philosophie permet de découvrir des lois scientifiques, une porosité essentielle. C’est peut-être notre taylorisation sociale, spirituelle et intellectuelle qui aujourd’hui conduit à ce qu’on puisse considérer que ce semble inutile il faut le supprimer ou le transformer « L’anarchie économique de la société capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui est la source du mal.. » La civilisation est plutôt du côté des rituels sociaux qui assurent une initiation
L’essentiel, nous dit Roland Gori, c’est le chemin que nous pouvons apporter au petit homme lorsque, à la naissance, il naît, dépourvu des appareils nécessaires à assurer tout seul sa survie. Il a besoin de l’homme et l’autre lui donne quelque chose qui s’appelle la culture.
Raaja Stitou
« Tout ce qui travaille au développement pour le développement culturel travaille aussi contre la guerre et contre les périls » (Freud)
Raaja Stitou nous dit qu’il n’y a pas de civilisation ou de culture sans malaise tout comme il n’y a pas de sujet humain sans conflit, sans division, sans faille. Le thème de l’incomplétude qui est à la base de ce qui nous lie à l’autre est particulièrement souligné – pour me lier à l’autre, il faut que je me présente dans ma singularité. Tous les montages humains – religieux, scientifiques, politiques, culturels - reposent sur une faille, une incomplétude à laquelle est substituée du sens à l’infini. Suit un échange entre Freud et Einstein sur la question : ‘Pourquoi la guerre’. Raaja Stitou développe un exposé sur la culture et la civilisation vues par Freud qui, bien qu’ardu, n’en reste pas moins clair, accessible et instructif qui se poursuit par un échange entre Freud et Einstein sur la question : ‘Pourquoi la guerre’. Le thème de l’incomplétude est particulièrement souligné dans les rapports à la culture
Intervention d’Alain Hayot
« La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains et c’est cela qui aujourd’hui se trouve en danger et requiert notre mobilisation. » Jack Ralite
Enfin, le propos d’Alain Hayot, concis, éclairé, que je retranscris ci-dessous :
« C’est la culture qui donne le sens à une société, qui donne le sens à une action publique, le sens à ce que doit être et ce n’est pas un hasard si depuis plusieurs grands débats publics, pas seulement dans celui-ci, la culture est absente, quasiment totalement absente de la dernière présidentielle. Elle a été absente des deux précédentes au point qu’un magazine culturel que beaucoup de gens connaissent qui s’appelle Télérama avait titré l’année dernière en plein milieu de la campagne présidentielle ‘Et la culture bordel’. Parce que personne n’en parlait. Est-ce un hasard cela ? J’ai tendance à penser que si la culture est ce qui donne le sens à une société, à la civilisation –au fond tout le monde sait que ce qu’il nous reste de la Grèce, c’est l’art, les mythes et la politique. On retiendra d’autres choses, mais c’est cela pour l’essentiel- dans la mesure où effectivement l’action publique aujourd’hui avance masquée, elle ne dit pas quelle société elle veut construire. Elle le fait. Elle détruit, elle dissout. Elle est dans la dérèglementation généralisée mais elle n’ose pas le dire. Il y a un débat depuis quelques jours dont on pourrait rire, si ce n’était pas dramatique, sur l’histoire de l’âge de la retraite. C’est profondément culturel cette histoire-là. Et cette espèce de cafouillage : « c’est un tabou, non ce n’est pas un tabou, on peut en discuter, non on ne peut pas en discuter. En réalité on est dans le leurre. On est en train de raconter une histoire, et en réalité, on met en œuvre une autre histoire. Et donc on n’a pas de projet culturel parce qu’on ne veut pas avouer que la société dans laquelle nous vivons est une société où l’humain n’est pas au centre et où la question fondamentale qui est posée n’est pas celle de la civilisation et de son développement. Il y a une phrase de Jack Ralitte que j’aime bien : « la culture c’est le nous extensible à l’infini des actes humains ». Aujourd’hui on est dans l’inverse. On fait tout pour mettre l’humain au service des coûts mais aussi des coups. On l’installe dans la soumission. On est en train d’inventer aujourd’hui une nouvelle servitude volontaire. Quelque chose que j’emprunte volontiers à Roland Gori puisqu’il le dit dans son dernier bouquin, on réinvente aujourd’hui les conditions d’une nouvelle servitude volontaire des peuples, des classes populaires et autres. Donc dimension des transversales des rapports sociaux, la culture est essentielle à toute société qu’elle soit dans la volonté d’une régression -ce que nous vivons aujourd’hui- ou alors que cela pose à ce que nous sommes - c’est-à-dire en tout cas en ce qui me concerne - des militants de la transformation, de la recherche d’une autre société. Comment trouver aujourd’hui qu’une alternative à la fois aux eaux glacées du calcul égoïste et aux eaux combien glauques de la haine, de la violence, du racisme, de la xénophobie ? Comment trouver cette alternative-là sans poser la fameuse question dont personne ne veut entendre parler aujourd’hui qui est la question de l’hégémonie culturelle.
Qu’est-ce qui domine dans les rapports sociaux et dans la société dans laquelle nous vivons ? Est-ce la volonté de mettre l’émancipation humaine, la préservation de la planète et de la nature, le développement des capacités humaines, des capacités d’appropriation, la volonté de travailler la question des imaginaires, de construire un imaginaire d’un être émancipé de toutes les dominations. Dans la mesure où l’on ne veut pas poser cette question, on ne veut pas poser la question culturelle. Et aujourd’hui on se retrouve dans une difficulté considérable parce que d’un côté on fait tout pour évacuer la question culturelle car on ne veut pas poser la question centrale – je rappelle au passage, puisque cela a été traité, qu’au lendemain des grands attentats de Charlie Hebdo, hyper Casher, Bataclan etc. tous les responsables politiques qui sont intervenus à cette époque-là disaient une chose extraordinaire : la question culturelle est devant nous et elle est fondamentale. Les discours qui étaient tenus à cette époque disaient tous cela. Et puis très rapidement, dans les mois qui ont suivi, le discours ‘il faut revenir sur les fondements, quelle république, pour qui, quelle démocratie etc. on est arrivé à la tenue du discours sécuritaire à outrance, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous savez, c’est-à-dire que samedi il y aura l’armée qui tentera de tenir le pays. Ce que n’arrive pas à faire le clan Bouteflika en Algérie, apparemment le clan Macron veut le réaliser. Et je trouve que cette question de l’hégémonie culturelle est une question forte. Il faut se poser la question de savoir pourquoi nous sommes dans cette situation et qu’est-ce qu’on fait pour reconquérir. Marx dans ‘L’idéologie allemande’, Gramsci dans les carnets de prison, disent tous deux la même chose que nous sommes nombreux à reprendre, c’est qu’il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’émancipation politique sans émancipation culturelle. C’est impossible. Comment affronter cette question ?
Aujourd’hui le monde réel c’est un monde dominé par un système qu’on peut appeler comme on veut, pour ma part je le qualifie tout simplement de capitalisme globalisé, financiarisé, qui met en œuvre des formes de domination qui reproduisent les formes patriarcales de domination hommes-femmes, qui reproduisent toute une série de dispositifs de domination à travers notamment les nouvelles technologies aujourd’hui, et ce capitalisme globalisé, financiarisé, etc. Pourquoi parvient-il aujourd’hui à se maintenir ? Parce qu’il est parvenu à construire un imaginaire, une culture, une hégémonie autour d’un certain nombre de dispositifs. Moi je parle d’Art et de culture, car je pense que la question de l’art est une question centrale quand on parle de culture. Au fond, quand on regarde les nouvelles formes de fabrication de la nouvelle servitude volontaire, dans le domaine culturel, il y a un fonctionnement autour de trois ordres. Je l’emprunte à Georges Péguy qui parlait des trois ordres.
Les trois ordres du capitalisme culturel aujourd’hui qu’est-ce-que c’est ? C’est l’ordre de la marchandise, la marchandisation généralisée des produits culturels, des œuvres, en même temps qu’on développe une précarisation généralisée des artistes eux-mêmes qui sont considérablement marginalisés. La marchandise qui fabrique un consumérisme lequel consumérisme fabrique un individu prétendument libre mais que l’on somme de choisir dans une gamme de produits qui sont majoritairement fabriqués à la sauce de l’audimat et du moins-disant culturel.
En deuxième, c’est l’ordre du divertissement. L’entertainment à l’anglo-saxonne, c’est quoi au fond ? C’est tout simplement une volonté de déconnecter la pratique culturelle, la production, la création et la diffusion de déconnecter la culture de toute pensée critique, de fabriquer une forme d’aliénation des classes populaires autour de ce que nous fabriquent les médias aujourd’hui, une sauce assez uniformisée. Dans la bataille européenne, la question culturelle c’est quoi ? A l’échelle européenne, la question culturelle est quasiment perdue. Les GAFA ont mis la main sur la quasi-totalité des dispositifs. Les traités de libre-échange sont en train de mettre à bas tout ce qu’on a appelé un certain temps l’exception culturelle et cette question tourne autour de l’idée que la culture est au fond tout simplement ce que vivent les gens, le vécu des gens. Eh bien non ! Ce n’est pas vrai. Robin Renucci dit toujours « la culture c’est une forme d’élévation ». La différence entre le populaire et le populisme, le populaire de Jean Villard, quand il parlait du Théâtre National Populaire et le populisme qu’on nous développe aujourd’hui, c’est qu’aujourd’hui on prétend répondre à la demande des gens, en réalité on l’invente, on la fabrique et on l’impose par toutes les méthodes que l’on connait bien, alors que dans l’esprit de Villard le populaire, c’était au contraire un théâtre exigeant qui se pose comme objectif central de pouvoir être partagé par tous et approprié par tous.
Et troisièmement qui a été considérablement développé par mes collègues, c’est l’ordre identitaire. On est en train de nous faire croire aujourd’hui que la question identitaire est centrale par rapport à la question sociale par exemple. La défense de l’identité nationale qui a été institutionnalisée par le Président de la République dont je vous épargnerai le nom est aujourd’hui théorisée. Des gens comme Eric Zeimour et Alain fiquelcrot théorisent l’identité nationale. L’assignation identitaire de chacun est le mode de fonctionnement culturel à partir desquels on veut aujourd’hui créer les conditions d’un non-lien entre des catégories de la population que l’on assigne à une identité supposée alors qu’en réalité les anthropologues n’ont jamais parlé d’identité en soi, mais de traits culturels, de ressources qui constituent des formes identitaires sans cesse en évolution. Il y a une chose qui me frappe beaucoup depuis des années, et on est plusieurs à le dire : Les femmes et les hommes ne sont pas des arbres. Ils n’ont ni souche ni racine. Ils ont une histoire. Il faut arrêter d’employer des mots et des symboles qui renvoient à des logiques à la Stéphane Bern où on vient nous expliquer que le patrimoine est une chose ossifiée. C’est le plus beau village de France. Mais le plus beau village de France aujourd’hui n’a plus de service public, plus de médecin etc. Cette question identitaire montre au moins une chose c’est que néolibéralisme et néopopulisme aujourd’hui marchent du même pas. L’obscurantisme avait pour objectif de fabriquer une aliénation des classes populaires et des classes moyennes vis-à-vis de la création, de l’élévation, de la volonté de construire un imaginaire qui permettent aux femmes et aux hommes de ce monde de maîtriser leur capacité à transformer le réel.
Je suis convaincu qu’il faut refonder, il faut inventer effectivement. Nous sommes condamnés à inventer. Il n’y a pas de résistance possible aujourd’hui. Je préfère qu’on parte à l’offensive et cesser d’être dans la défensive. Non ! On ne construira, on ne refondera quelque chose que si on est capable par exemple de refonder un nouvel universalisme qui se débarrasse de l’ethnocentrisme, qui se débarrasse des dominations, essayer de construire quelque chose à l’aune de ce que nous voulons être, c’est-à-dire d’inventer au fond un nouvel âge de la civilisation qui serait fondé sur l’émancipation. Et cela veut dire qu’il faut reconstruire une politique culturelle publique dans ce pays. Quand le gouvernement a voulu supprimer le Ministère de la Culture et le remplacer par un ministère de l’économie culturelle le mouvement syndical l’a su à temps et a fait tellement de barouf que l’Elysée a dit il vaut mieux prendre quelqu’un d’un peu plus lisse que celui proposé. Aujourd’hui, 60 après la création du Ministère de la Culture, il faut le refonder au moins sur trois choses : la question de la création liée à notre capacité d’inventer, d’imaginer et qui est en grand danger dans ce pays. Car on n’inventera pas, on n’imaginera pas une autre société sans les artistes. Personne ne l’a fait dans l’histoire de l’humanité. Aucune société. Il faut en être convaincu. Il faut redonner du souffle à la création dans ce pays. Deuxième axe, l’éducation populaire a été ravalée avec des moqueries au rang de je ne sais quoi. Il faut recréer un lien fort entre la création et l’éducation populaire, c’est ce que voulaient faire nos aînés au sortir du conseil de la Résistance et qu’ils n’ont pas pu faire. Il faut retravailler cette dimension nécessaire de l’éducation populaire dans la cité, dans l’école et dans l’entreprise où elle a disparu quasi totalement. Et troisièmement il faut construire une mondialité culturelle qui nous mette en situation, non pas d’assigner ‘identitairement’ les gens, mais au contraire d’organiser le métissage, la rencontre, le lien où chacun apporte à la fois sa richesse et s’enrichit de l’autre. Evidemment nous sommes dans un très grand malaise de civilisation. Je rejoins tout à fait ce qui a été dit jusqu’à présent mais je pense aussi que ce malaise de la civilisation est profondément est inscrit aujourd’hui dans des logiques sociales, politiques, idéologiques, contre lesquelles il serait grand temps qu’on reprenne l’offensive, qu’on se batte et je pense qu’on le fait un peu partout. Les humoristes sont parfois, même à France Inter par exemple, d’une pertinence très forte et nous montrent la voie.
La soirée s’est poursuivie par un débat avec le public et des questions pertinentes auxquelles ont répondu tour à tour les trois universitaires.
Danielle Dufour-Verna
« La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains et c’est cela qui aujourd’hui se trouve en danger et requiert notre mobilisation. » Jack Ralite
C’est dans sa manière d’entretenir le rapport à ce qui fonde l’humain, le langage et l’altérité, qu’une civilisation peut témoigner de son aptitude à construire, à créer. Or, qu’en est-il aujourd’hui de la place accordée à la parole et des dispositifs que les hommes fabriquent pour se lier entre eux ? Pour Raaja Stitou, les analyses freudiennes constituent le point de départ et d’horizon pour penser les transformations de notre actualité via les nouveaux idéaux et leur impact sur la subjectivité et le lien social. Elles nous donnent l’occasion de rendre sa complexité à ce qui fait malaise dans la « Kultur ». Ce malaise chronique, du fait de l’incomplétude au cœur de l’humain, à la base du rapport à l’autre et aux objets du monde, peut ouvrir la voie de l’inventivité. Mais il peut aussi se transformer en chaos, comme le montre le déchaînement des extrémismes contemporains. Comment se dépêtrer du joug qui nous enfonce sciemment dans l’inculture ?
Richard Martin
Des Gilets Jaunes sur les planches, une aventure que Richard Martin appelle ‘l’espoir’
« En ces temps où je me demande dans quel mur on va frapper, dit Richard Martin, la lumière de mes amis me parait indispensable pour nous montrer la voie de l’essentiel. »
Après avoir remercié les trois intervenants « d’être sur ce plateau pour nous éclairer »
Richard Martin fait une courte lecture d’un texte de Freud. Puis le Directeur du Théâtre livre au public une aventure qu’il appelle ‘l’espoir’. Après avoir ouvert le théâtre aux gilets jaunes, d’abord pour une université populaire ayant réuni 800 personnes, ensuite pour leurs réunions, il a reçu une d’un auteur arménien une pièce qui parle du pouvoir lui envoyée par un auteur arménien. Trente personnes parmi les gilets jaunes sont venues en faire la lecture et ont décidé de se mettre au travail pour l’interpréter et la jouer. Il ajoute : « Quand depuis cinquante ans, avec toutes les ruses et la tendresse j’essaie de faire venir dans ce théâtre des gens qui pensent que ces lieux ne leur appartiennent pas -puisque l’année prochaine ce seront les cinquante ans de la fondation du Toursky - je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas désespérer d’espérer et que c’était vraiment possible et que je crois que tout le monde peut se réveiller, qu’il peut y avoir des prises de conscience quelle que soit la nature des populations. Je continue à croire que ces missions de développement populaire sont la solution à un réel dialogue dans ce pays et qu’il n’y a pas d’autre porte de secours que cela. Je compte sur vous comme je compte sur les poètes pour avoir les réponses qui pourraient être pour moi les armes nécessaires pour avancer dans notre aventure du Toursky »
Roland Gori
Fidèle à lui-même, Roland Gori apporte un point de vue lumineux appuyé par des citations, et souligne son désaccord avec certaines analyses de Freud. Pour Roland Gori, Freud est un progressiste, pas dans le bon sens du terme, mais dans le sens macronien. Il croit aux illusions de la technique et de l’économie pour rendre humain. C’est sans doute la confusion, explique Roland Gori, que les citoyens font entre culture et civilisation qui fait qu’ils délaissent parfois la culture en pensant qu’elle n’est que civilisation. L’esthétique, la philosophie permet de découvrir des lois scientifiques, une porosité essentielle. C’est peut-être notre taylorisation sociale, spirituelle et intellectuelle qui aujourd’hui conduit à ce qu’on puisse considérer que ce semble inutile il faut le supprimer ou le transformer « L’anarchie économique de la société capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui est la source du mal.. » La civilisation est plutôt du côté des rituels sociaux qui assurent une initiation
L’essentiel, nous dit Roland Gori, c’est le chemin que nous pouvons apporter au petit homme lorsque, à la naissance, il naît, dépourvu des appareils nécessaires à assurer tout seul sa survie. Il a besoin de l’homme et l’autre lui donne quelque chose qui s’appelle la culture.
Raaja Stitou
« Tout ce qui travaille au développement pour le développement culturel travaille aussi contre la guerre et contre les périls » (Freud)
Raaja Stitou nous dit qu’il n’y a pas de civilisation ou de culture sans malaise tout comme il n’y a pas de sujet humain sans conflit, sans division, sans faille. Le thème de l’incomplétude qui est à la base de ce qui nous lie à l’autre est particulièrement souligné – pour me lier à l’autre, il faut que je me présente dans ma singularité. Tous les montages humains – religieux, scientifiques, politiques, culturels - reposent sur une faille, une incomplétude à laquelle est substituée du sens à l’infini. Suit un échange entre Freud et Einstein sur la question : ‘Pourquoi la guerre’. Raaja Stitou développe un exposé sur la culture et la civilisation vues par Freud qui, bien qu’ardu, n’en reste pas moins clair, accessible et instructif qui se poursuit par un échange entre Freud et Einstein sur la question : ‘Pourquoi la guerre’. Le thème de l’incomplétude est particulièrement souligné dans les rapports à la culture
Intervention d’Alain Hayot
« La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains et c’est cela qui aujourd’hui se trouve en danger et requiert notre mobilisation. » Jack Ralite
Enfin, le propos d’Alain Hayot, concis, éclairé, que je retranscris ci-dessous :
« C’est la culture qui donne le sens à une société, qui donne le sens à une action publique, le sens à ce que doit être et ce n’est pas un hasard si depuis plusieurs grands débats publics, pas seulement dans celui-ci, la culture est absente, quasiment totalement absente de la dernière présidentielle. Elle a été absente des deux précédentes au point qu’un magazine culturel que beaucoup de gens connaissent qui s’appelle Télérama avait titré l’année dernière en plein milieu de la campagne présidentielle ‘Et la culture bordel’. Parce que personne n’en parlait. Est-ce un hasard cela ? J’ai tendance à penser que si la culture est ce qui donne le sens à une société, à la civilisation –au fond tout le monde sait que ce qu’il nous reste de la Grèce, c’est l’art, les mythes et la politique. On retiendra d’autres choses, mais c’est cela pour l’essentiel- dans la mesure où effectivement l’action publique aujourd’hui avance masquée, elle ne dit pas quelle société elle veut construire. Elle le fait. Elle détruit, elle dissout. Elle est dans la dérèglementation généralisée mais elle n’ose pas le dire. Il y a un débat depuis quelques jours dont on pourrait rire, si ce n’était pas dramatique, sur l’histoire de l’âge de la retraite. C’est profondément culturel cette histoire-là. Et cette espèce de cafouillage : « c’est un tabou, non ce n’est pas un tabou, on peut en discuter, non on ne peut pas en discuter. En réalité on est dans le leurre. On est en train de raconter une histoire, et en réalité, on met en œuvre une autre histoire. Et donc on n’a pas de projet culturel parce qu’on ne veut pas avouer que la société dans laquelle nous vivons est une société où l’humain n’est pas au centre et où la question fondamentale qui est posée n’est pas celle de la civilisation et de son développement. Il y a une phrase de Jack Ralitte que j’aime bien : « la culture c’est le nous extensible à l’infini des actes humains ». Aujourd’hui on est dans l’inverse. On fait tout pour mettre l’humain au service des coûts mais aussi des coups. On l’installe dans la soumission. On est en train d’inventer aujourd’hui une nouvelle servitude volontaire. Quelque chose que j’emprunte volontiers à Roland Gori puisqu’il le dit dans son dernier bouquin, on réinvente aujourd’hui les conditions d’une nouvelle servitude volontaire des peuples, des classes populaires et autres. Donc dimension des transversales des rapports sociaux, la culture est essentielle à toute société qu’elle soit dans la volonté d’une régression -ce que nous vivons aujourd’hui- ou alors que cela pose à ce que nous sommes - c’est-à-dire en tout cas en ce qui me concerne - des militants de la transformation, de la recherche d’une autre société. Comment trouver aujourd’hui qu’une alternative à la fois aux eaux glacées du calcul égoïste et aux eaux combien glauques de la haine, de la violence, du racisme, de la xénophobie ? Comment trouver cette alternative-là sans poser la fameuse question dont personne ne veut entendre parler aujourd’hui qui est la question de l’hégémonie culturelle.
Qu’est-ce qui domine dans les rapports sociaux et dans la société dans laquelle nous vivons ? Est-ce la volonté de mettre l’émancipation humaine, la préservation de la planète et de la nature, le développement des capacités humaines, des capacités d’appropriation, la volonté de travailler la question des imaginaires, de construire un imaginaire d’un être émancipé de toutes les dominations. Dans la mesure où l’on ne veut pas poser cette question, on ne veut pas poser la question culturelle. Et aujourd’hui on se retrouve dans une difficulté considérable parce que d’un côté on fait tout pour évacuer la question culturelle car on ne veut pas poser la question centrale – je rappelle au passage, puisque cela a été traité, qu’au lendemain des grands attentats de Charlie Hebdo, hyper Casher, Bataclan etc. tous les responsables politiques qui sont intervenus à cette époque-là disaient une chose extraordinaire : la question culturelle est devant nous et elle est fondamentale. Les discours qui étaient tenus à cette époque disaient tous cela. Et puis très rapidement, dans les mois qui ont suivi, le discours ‘il faut revenir sur les fondements, quelle république, pour qui, quelle démocratie etc. on est arrivé à la tenue du discours sécuritaire à outrance, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous savez, c’est-à-dire que samedi il y aura l’armée qui tentera de tenir le pays. Ce que n’arrive pas à faire le clan Bouteflika en Algérie, apparemment le clan Macron veut le réaliser. Et je trouve que cette question de l’hégémonie culturelle est une question forte. Il faut se poser la question de savoir pourquoi nous sommes dans cette situation et qu’est-ce qu’on fait pour reconquérir. Marx dans ‘L’idéologie allemande’, Gramsci dans les carnets de prison, disent tous deux la même chose que nous sommes nombreux à reprendre, c’est qu’il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’émancipation politique sans émancipation culturelle. C’est impossible. Comment affronter cette question ?
Aujourd’hui le monde réel c’est un monde dominé par un système qu’on peut appeler comme on veut, pour ma part je le qualifie tout simplement de capitalisme globalisé, financiarisé, qui met en œuvre des formes de domination qui reproduisent les formes patriarcales de domination hommes-femmes, qui reproduisent toute une série de dispositifs de domination à travers notamment les nouvelles technologies aujourd’hui, et ce capitalisme globalisé, financiarisé, etc. Pourquoi parvient-il aujourd’hui à se maintenir ? Parce qu’il est parvenu à construire un imaginaire, une culture, une hégémonie autour d’un certain nombre de dispositifs. Moi je parle d’Art et de culture, car je pense que la question de l’art est une question centrale quand on parle de culture. Au fond, quand on regarde les nouvelles formes de fabrication de la nouvelle servitude volontaire, dans le domaine culturel, il y a un fonctionnement autour de trois ordres. Je l’emprunte à Georges Péguy qui parlait des trois ordres.
Les trois ordres du capitalisme culturel aujourd’hui qu’est-ce-que c’est ? C’est l’ordre de la marchandise, la marchandisation généralisée des produits culturels, des œuvres, en même temps qu’on développe une précarisation généralisée des artistes eux-mêmes qui sont considérablement marginalisés. La marchandise qui fabrique un consumérisme lequel consumérisme fabrique un individu prétendument libre mais que l’on somme de choisir dans une gamme de produits qui sont majoritairement fabriqués à la sauce de l’audimat et du moins-disant culturel.
En deuxième, c’est l’ordre du divertissement. L’entertainment à l’anglo-saxonne, c’est quoi au fond ? C’est tout simplement une volonté de déconnecter la pratique culturelle, la production, la création et la diffusion de déconnecter la culture de toute pensée critique, de fabriquer une forme d’aliénation des classes populaires autour de ce que nous fabriquent les médias aujourd’hui, une sauce assez uniformisée. Dans la bataille européenne, la question culturelle c’est quoi ? A l’échelle européenne, la question culturelle est quasiment perdue. Les GAFA ont mis la main sur la quasi-totalité des dispositifs. Les traités de libre-échange sont en train de mettre à bas tout ce qu’on a appelé un certain temps l’exception culturelle et cette question tourne autour de l’idée que la culture est au fond tout simplement ce que vivent les gens, le vécu des gens. Eh bien non ! Ce n’est pas vrai. Robin Renucci dit toujours « la culture c’est une forme d’élévation ». La différence entre le populaire et le populisme, le populaire de Jean Villard, quand il parlait du Théâtre National Populaire et le populisme qu’on nous développe aujourd’hui, c’est qu’aujourd’hui on prétend répondre à la demande des gens, en réalité on l’invente, on la fabrique et on l’impose par toutes les méthodes que l’on connait bien, alors que dans l’esprit de Villard le populaire, c’était au contraire un théâtre exigeant qui se pose comme objectif central de pouvoir être partagé par tous et approprié par tous.
Et troisièmement qui a été considérablement développé par mes collègues, c’est l’ordre identitaire. On est en train de nous faire croire aujourd’hui que la question identitaire est centrale par rapport à la question sociale par exemple. La défense de l’identité nationale qui a été institutionnalisée par le Président de la République dont je vous épargnerai le nom est aujourd’hui théorisée. Des gens comme Eric Zeimour et Alain fiquelcrot théorisent l’identité nationale. L’assignation identitaire de chacun est le mode de fonctionnement culturel à partir desquels on veut aujourd’hui créer les conditions d’un non-lien entre des catégories de la population que l’on assigne à une identité supposée alors qu’en réalité les anthropologues n’ont jamais parlé d’identité en soi, mais de traits culturels, de ressources qui constituent des formes identitaires sans cesse en évolution. Il y a une chose qui me frappe beaucoup depuis des années, et on est plusieurs à le dire : Les femmes et les hommes ne sont pas des arbres. Ils n’ont ni souche ni racine. Ils ont une histoire. Il faut arrêter d’employer des mots et des symboles qui renvoient à des logiques à la Stéphane Bern où on vient nous expliquer que le patrimoine est une chose ossifiée. C’est le plus beau village de France. Mais le plus beau village de France aujourd’hui n’a plus de service public, plus de médecin etc. Cette question identitaire montre au moins une chose c’est que néolibéralisme et néopopulisme aujourd’hui marchent du même pas. L’obscurantisme avait pour objectif de fabriquer une aliénation des classes populaires et des classes moyennes vis-à-vis de la création, de l’élévation, de la volonté de construire un imaginaire qui permettent aux femmes et aux hommes de ce monde de maîtriser leur capacité à transformer le réel.
Je suis convaincu qu’il faut refonder, il faut inventer effectivement. Nous sommes condamnés à inventer. Il n’y a pas de résistance possible aujourd’hui. Je préfère qu’on parte à l’offensive et cesser d’être dans la défensive. Non ! On ne construira, on ne refondera quelque chose que si on est capable par exemple de refonder un nouvel universalisme qui se débarrasse de l’ethnocentrisme, qui se débarrasse des dominations, essayer de construire quelque chose à l’aune de ce que nous voulons être, c’est-à-dire d’inventer au fond un nouvel âge de la civilisation qui serait fondé sur l’émancipation. Et cela veut dire qu’il faut reconstruire une politique culturelle publique dans ce pays. Quand le gouvernement a voulu supprimer le Ministère de la Culture et le remplacer par un ministère de l’économie culturelle le mouvement syndical l’a su à temps et a fait tellement de barouf que l’Elysée a dit il vaut mieux prendre quelqu’un d’un peu plus lisse que celui proposé. Aujourd’hui, 60 après la création du Ministère de la Culture, il faut le refonder au moins sur trois choses : la question de la création liée à notre capacité d’inventer, d’imaginer et qui est en grand danger dans ce pays. Car on n’inventera pas, on n’imaginera pas une autre société sans les artistes. Personne ne l’a fait dans l’histoire de l’humanité. Aucune société. Il faut en être convaincu. Il faut redonner du souffle à la création dans ce pays. Deuxième axe, l’éducation populaire a été ravalée avec des moqueries au rang de je ne sais quoi. Il faut recréer un lien fort entre la création et l’éducation populaire, c’est ce que voulaient faire nos aînés au sortir du conseil de la Résistance et qu’ils n’ont pas pu faire. Il faut retravailler cette dimension nécessaire de l’éducation populaire dans la cité, dans l’école et dans l’entreprise où elle a disparu quasi totalement. Et troisièmement il faut construire une mondialité culturelle qui nous mette en situation, non pas d’assigner ‘identitairement’ les gens, mais au contraire d’organiser le métissage, la rencontre, le lien où chacun apporte à la fois sa richesse et s’enrichit de l’autre. Evidemment nous sommes dans un très grand malaise de civilisation. Je rejoins tout à fait ce qui a été dit jusqu’à présent mais je pense aussi que ce malaise de la civilisation est profondément est inscrit aujourd’hui dans des logiques sociales, politiques, idéologiques, contre lesquelles il serait grand temps qu’on reprenne l’offensive, qu’on se batte et je pense qu’on le fait un peu partout. Les humoristes sont parfois, même à France Inter par exemple, d’une pertinence très forte et nous montrent la voie.
La soirée s’est poursuivie par un débat avec le public et des questions pertinentes auxquelles ont répondu tour à tour les trois universitaires.
Danielle Dufour-Verna