Frédéric Bélier-Garcia
Vous avez étudié et enseigné la philosophie. Comment en êtes-vous arrivé à la mise en scène ?
Ce sont des vies successives. J’ai beaucoup aimé pratiquer la philosophie, mais j’ai eu besoin d’aller vers des espaces où mon imaginaire pouvait travailler sur des émotions, des images, sur une matière plus sensitive. Travailler aussi de manière plus partagée. Paradoxalement, cette fréquentation ancienne de la philosophie explique peut-être mon absence de penchant pour les mises en scène par trop conceptuelles, celles qui tentent de « faire dire » quelque chose aux œuvres. J’ai une approche plus amoureuse des œuvres. Les opéras, en particulier, me semblent valoir justement par leur « réfraction » à la pensée, au « vouloir dire ».
Vous avez travaillé dans des lieux prestigieux (Comédie Française, Théâtre du Rond-Point à Paris, Théâtre de la Criée à Marseille…), vous êtes maintenant Directeur du Nouveau Théâtre d’Angers. Vous sentez-vous plus libre de vos choix artistiques alors que vous êtes à la tête d’un théâtre ?
J’ai toujours beaucoup aimé le principe de la commande, avoir à se laisser séduire par une œuvre qu’on vous donne à aimer. Ça doit être le charme du mariage arrangé. On doit succomber à une œuvre qu’on vous propose. Ce serait même ma définition de la mise en scène d’opéra : savoir se laisser succomber à une œuvre et parvenir à pincer le nerf de son charme particulier.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer du théâtre à l’opéra ? Ce passage s’est-il fait aisément ?
Je n’aurais jamais imaginé faire de l’opéra avant qu’on ne me le propose (parce que ce n’était pas ma famille, pas ma culture, qui est plus faite de cinéma et de livres), mais aussitôt franchie la porte de la première répétition, j’ai su que j’adorais ça. La force qu’amènent le chant et la musique, ce déchirement permanent de l’âme…
Est-ce plus facile de diriger des comédiens que des chanteurs d’opéra ?
Sur un plateau comme au-dehors, les chanteurs et les acteurs sont des espèces différentes, qui n’ont ni les mêmes angoisses, ni les mêmes peines, ni les mêmes joies, ni les mêmes rêves. Ils parlent des langues totalement différentes, ne s’intéressent pas du tout à la même chose dans une phrase, dans une émotion… Je n’essaie pas de diriger les chanteurs comme des acteurs. D’ailleurs, j’ai un peu de peine quand je vois un chanteur « faire l’acteur ». Le chant amène un irréalisme, une fantaisie propre, une ampleur, un décollement de la quotidienneté. Les chanteurs sont beaux, bons, quand ils savent incarner ce vertige de la musique… Plus que la maîtrise des choses, c’est l’abandon aux émotions qu’on travaille avec les chanteurs.
L’été prochain, vous signerez la mise en scène de La Traviata au Théâtre Antique : y avez-vous déjà vu des spectacles ? Comment appréhendez-vous les contraintes imposées par le lieu ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler dans ce théâtre ?
J’avais vu, plus jeune, des opéras à Orange. J’y suis venu aux deux dernières éditions pour m’imprégner et étudier les lieux. Et je suis très heureux que Raymond Duffaut me demande de « m’attaquer » au mur avec La Traviata, cette pièce de salons bourgeois, parisiens, qui semble, sur le papier, très peu indiquée pour un théâtre antique. Mais, c’est justement là la possibilité et la gageure d’Orange : donner à ce drame toute l’ampleur, la sauvagerie, le vertige d’une tragédie antique. L’émotion de ce drame vient des contrastes entre la fête et ses solitudes, les scènes de bal et le désarroi des protagonistes. Le théâtre d’Orange et la scénographie qu’il nous a inspirés pour cette œuvre magnifieront, je l’espère, ce drame. Il y a dans les théâtres romains, et particulièrement à Orange, dans cette nécessité de jouer dos au mur d’Auguste, quelque chose qui appelle la sueur et la cruauté antiques. C’est un cadre idéal pour cette longue mise à mort qu’est La Traviata, cette course à contre-courant, cette fuite désespérée devant la mort qui la rattrape in fine.
Pouvez-vous nous donner votre conception de La Traviata et plus particulièrement du personnage de Violetta ?
Le prodige que Verdi réalise avec Violetta est d’émouvoir avec un personnage «adulte». Contrairement à la quasi-totalité du répertoire, ce sont ici l’intelligence, la lucidité devant la vie, la conscience du personnage, qui créent le vertige émotionnel qui entraîne l’œuvre. Francis Scott Fitzgerald définissait l’intelligence par le fait de pouvoir tenir ensemble à deux idées contradictoires : savoir que tout est perdu et espérer pourtant. Violetta sait dès le début, dès l’ouverture même, que son combat est vain, et pourtant elle le mène, follement, trois actes durant. C’est cette passion de la vie qui nous fascine tous.
Vous avez déjà travaillé avec Patrizia Ciofi : comment cela s’est-il passé ? Quelles qualités lui reconnaissez-vous pour incarner le personnage principal ?
Patrizia Ciofi me faisait déjà pleurer, en répétition de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Marseille, en ne faisant que susurrer « Ardon gli incensi » dans la scène de la folie de Lucia… Il y a chez elle une précision de l’émotion, une économie des gestes, des regards dans les plus grands excès de la passion, qui arrachent son jeu à toute convention. Elle a une très grande amitié avec Violetta et une intelligence sensible du rôle, qui me rend impatient d’aborder avec elle ce portrait.
Ce sont des vies successives. J’ai beaucoup aimé pratiquer la philosophie, mais j’ai eu besoin d’aller vers des espaces où mon imaginaire pouvait travailler sur des émotions, des images, sur une matière plus sensitive. Travailler aussi de manière plus partagée. Paradoxalement, cette fréquentation ancienne de la philosophie explique peut-être mon absence de penchant pour les mises en scène par trop conceptuelles, celles qui tentent de « faire dire » quelque chose aux œuvres. J’ai une approche plus amoureuse des œuvres. Les opéras, en particulier, me semblent valoir justement par leur « réfraction » à la pensée, au « vouloir dire ».
Vous avez travaillé dans des lieux prestigieux (Comédie Française, Théâtre du Rond-Point à Paris, Théâtre de la Criée à Marseille…), vous êtes maintenant Directeur du Nouveau Théâtre d’Angers. Vous sentez-vous plus libre de vos choix artistiques alors que vous êtes à la tête d’un théâtre ?
J’ai toujours beaucoup aimé le principe de la commande, avoir à se laisser séduire par une œuvre qu’on vous donne à aimer. Ça doit être le charme du mariage arrangé. On doit succomber à une œuvre qu’on vous propose. Ce serait même ma définition de la mise en scène d’opéra : savoir se laisser succomber à une œuvre et parvenir à pincer le nerf de son charme particulier.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer du théâtre à l’opéra ? Ce passage s’est-il fait aisément ?
Je n’aurais jamais imaginé faire de l’opéra avant qu’on ne me le propose (parce que ce n’était pas ma famille, pas ma culture, qui est plus faite de cinéma et de livres), mais aussitôt franchie la porte de la première répétition, j’ai su que j’adorais ça. La force qu’amènent le chant et la musique, ce déchirement permanent de l’âme…
Est-ce plus facile de diriger des comédiens que des chanteurs d’opéra ?
Sur un plateau comme au-dehors, les chanteurs et les acteurs sont des espèces différentes, qui n’ont ni les mêmes angoisses, ni les mêmes peines, ni les mêmes joies, ni les mêmes rêves. Ils parlent des langues totalement différentes, ne s’intéressent pas du tout à la même chose dans une phrase, dans une émotion… Je n’essaie pas de diriger les chanteurs comme des acteurs. D’ailleurs, j’ai un peu de peine quand je vois un chanteur « faire l’acteur ». Le chant amène un irréalisme, une fantaisie propre, une ampleur, un décollement de la quotidienneté. Les chanteurs sont beaux, bons, quand ils savent incarner ce vertige de la musique… Plus que la maîtrise des choses, c’est l’abandon aux émotions qu’on travaille avec les chanteurs.
L’été prochain, vous signerez la mise en scène de La Traviata au Théâtre Antique : y avez-vous déjà vu des spectacles ? Comment appréhendez-vous les contraintes imposées par le lieu ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler dans ce théâtre ?
J’avais vu, plus jeune, des opéras à Orange. J’y suis venu aux deux dernières éditions pour m’imprégner et étudier les lieux. Et je suis très heureux que Raymond Duffaut me demande de « m’attaquer » au mur avec La Traviata, cette pièce de salons bourgeois, parisiens, qui semble, sur le papier, très peu indiquée pour un théâtre antique. Mais, c’est justement là la possibilité et la gageure d’Orange : donner à ce drame toute l’ampleur, la sauvagerie, le vertige d’une tragédie antique. L’émotion de ce drame vient des contrastes entre la fête et ses solitudes, les scènes de bal et le désarroi des protagonistes. Le théâtre d’Orange et la scénographie qu’il nous a inspirés pour cette œuvre magnifieront, je l’espère, ce drame. Il y a dans les théâtres romains, et particulièrement à Orange, dans cette nécessité de jouer dos au mur d’Auguste, quelque chose qui appelle la sueur et la cruauté antiques. C’est un cadre idéal pour cette longue mise à mort qu’est La Traviata, cette course à contre-courant, cette fuite désespérée devant la mort qui la rattrape in fine.
Pouvez-vous nous donner votre conception de La Traviata et plus particulièrement du personnage de Violetta ?
Le prodige que Verdi réalise avec Violetta est d’émouvoir avec un personnage «adulte». Contrairement à la quasi-totalité du répertoire, ce sont ici l’intelligence, la lucidité devant la vie, la conscience du personnage, qui créent le vertige émotionnel qui entraîne l’œuvre. Francis Scott Fitzgerald définissait l’intelligence par le fait de pouvoir tenir ensemble à deux idées contradictoires : savoir que tout est perdu et espérer pourtant. Violetta sait dès le début, dès l’ouverture même, que son combat est vain, et pourtant elle le mène, follement, trois actes durant. C’est cette passion de la vie qui nous fascine tous.
Vous avez déjà travaillé avec Patrizia Ciofi : comment cela s’est-il passé ? Quelles qualités lui reconnaissez-vous pour incarner le personnage principal ?
Patrizia Ciofi me faisait déjà pleurer, en répétition de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Marseille, en ne faisant que susurrer « Ardon gli incensi » dans la scène de la folie de Lucia… Il y a chez elle une précision de l’émotion, une économie des gestes, des regards dans les plus grands excès de la passion, qui arrachent son jeu à toute convention. Elle a une très grande amitié avec Violetta et une intelligence sensible du rôle, qui me rend impatient d’aborder avec elle ce portrait.