Photo Gilbert Scotti
Impossible d’écrire une ligne immédiatement après avoir vu cette pièce ; il faut attendre, attendre d’intégrer, de digérer, de recoller les morceaux. On ne ressort pas indemne en quittant son fauteuil, ou plutôt en s’extirpant de son fauteuil après la représentation. C’est un peu comme si, avec l’enfermement des deux protagonistes, nos enfermements volaient en éclats. Quelque chose de notre intimité se brise.
Mardi 22 mai 2018, le théâtre Toursky à Marseille, fidèle à sa programmation d’excellence, donnait PompierS, une pièce mise en scène par Serge Barbuscia*, avec Camille Carraz et William Mesguich. A la fin de la représentation, l’émotion sourde, palpable, qui s’était emparée des spectateurs, a laissé place à un tonnerre d’applaudissements, de bravos, de rappels, témoignant de l’impact de la pièce sur le public nombreux, présent ce soir-là.
Dérangeant et Sublime
Le texte de Jean-Benoît Patricot secoue où cela fait mal. Dérangeant ? Sûrement ! Qui n’a jamais eu soif d’amour ? Qui n’a pas souffert, un jour, d’humiliation ? Qui n’a pas, une fois seulement, profité de la faiblesse de l’autre ? Sublime ? Sans aucun doute. La pièce est mise en scène par Serge Barbuscia avec une sobriété qui magnifie le jeu des acteurs, participe de l’ambiance tendue, angoissante, avec une voix off claire venant planer sur la scène, papillon de lumière.
Six notes de piano pour apaiser la douleur
Quant à la musique, elle est à elle seule, avec parcimonie, un personnage à part entière. Voulue et pensée par le metteur en scène, c’est Eugenio Romano, contrebassiste et compositeur, qui l’a composée. Quelques accords pour camper les scènes, et du piano, six notes, légères, cristallines, qui reviennent ouater, envelopper de douceur la voix intérieure de la fille, une complainte, un let motif, une mélodie comme un enfant qu’on berce pour apaiser sa peine. Cette voix claire qui résonne dans l’obscurité dit la souffrance, la cassure, la blessure de l’enfance au moment où l’âme peut si facilement se détacher du corps. Les notes de piano, limpides, vaporeuses, la voix calme, accentuent le contraste avec la violence, la désespérance des mots et des actes. Ce coup de génie du metteur en scène apporte à la pièce une dimension lyrique et dramatique rarement égalée. Des bancs pour tout décor dans cette salle d’attente de tribunal. L’éclairage appuie l’atmosphère et les personnages avec subtilité. Délicatement, par touches, comme sur la palette d’un peintre, dans cette atmosphère Kafkaïenne, peu à peu, se dessine l’espoir.
Camille Carraz et William Mesguich
Deux comédiens remarquables au sommet de leur art
Mais il fallait, pour en faire un chef-d’œuvre, que les acteurs soient au diapason. A les voir, on ne peut qu’imaginer un travail de groupe où chacun a abandonné de sa force et de son moi intérieur. La pièce est servie par des acteurs fabuleux. Saisissante Camille Carraz, la fille, qui habille son personnage de poésie. Elle a le visage lumineux des grandes amoureuses. Par sa bouche, les mots les plus crus perdent leur sens et deviennent purs. Elle réussit à changer l’image, à balayer les clichés les plus avilissants : plus aucune vulgarité, la vérité nue comme Eve au premier jour.
« Elle ne savait pas qu’elle pouvait dire non »
On la dit limitée, peut-être, puisqu'elle ne savait pas qu’elle pouvait ne pas vouloir. Elle est ébranlée, désarticulée, frêle et belle mais pourvue d’un tel bon sens -celui de l’enfance, celui de l’évidence- qu’elle en fait une force. Camille Carraz joue superbement cette fille fragile éperdue d’amour pour ce beau pompier. Toute en finesse, en intelligence et en émotion, son interprétation classe immanquablement cette comédienne parmi les grandes. William Mesguich campe un homme comme en fabrique la société machiste depuis des lustres. Un homme ordinaire mais avec le petit plus qui lui confère l’admiration de la population : il est pompier. Aux yeux de la fille, il est le sauveur de l’humanité, le sien également, celui qui comble ce besoin d’amour, ce trou béant de son enfance… Lui profite seulement de la situation, c’est-à-dire d’elle, de sa faiblesse. Remarquable William Mesguich qui réussit à exprimer tout le cynisme et l’ambiguïté du personnage dans ce huis clos impressionnant et opprimant. Tour à tour la peur, la colère, l’incrédulité l’habitent et on a peine à savoir s’il est véritablement conscient du mal qu’il fait, un jeu d’acteur fabuleux. Les deux comédiens excellent dans leurs rôles. Ils jouent juste et vrai, ne rajoutent ni dans le pathos, ni dans la violence, ni dans la colère, ni dans la pitié. Ils sont authentiques. Leur performance suggère une complicité évidente et une appréhension du texte minutieuse où chaque parole est ciselée. Un couple parfait pour un texte difficile, un texte coup de poing pour deux figures d’ange. Une pièce où chaque mot, chaque geste s’emboîte pour donner place à un moment de vie vertigineux.
« … Tant de jouissance que j’en ai les dents qui crissent… J’y vais la peur au ventre, et de cette peur j’en fais une force… »
Ces deux âmes se ressemblent dans leur solitude et leur douleur. Elle désire l’amour, lui ne désire que le plaisir, la sensation de l’instant, une fulgurance, alors qu’elle rêve de toujours. Elle caresse le camion rouge des pompiers, il a dû y jouer enfant. Tous deux ont un manque à combler. Lui, a besoin du moment d’extase qui suit l’adrénaline quand il éteint les flammes, une pulsion sexuelle forte. Il y a goûté et veut à tout prix en retrouver la sensation… pour se sentir exister.
« Qui m’aime si je dis non ?.... L’âme, moi, j’en ai plus, bon débarras ! A la place j’ai de l’amour… »
Elle SAIT que seul l’amour qu’on lui donne l’empêche de sombrer, de passer de l’autre côté, de mourir tout à fait. Alors elle y croit, elle croit à tout.
Elle, blessée par la vie, victime de harcèlement, dominée. Lui, le dominateur, est aussi victime, mais une victime consentante, qui ne se pose pas de question, qui ne veut pas s’en poser, qui accepte cette chape de virilité dont l’homme est investi dans la société bien-pensante, qui accepte ce rôle comme une seconde peau dont il ne veut pas se départir. Et tout à coup, il a peur. Peur d’être puni, peur de perdre ce qui le place dans la société. Malgré tout, il semble ne pas vraiment comprendre le mal qu’il a pu lui faire ; il reste enfermé dans ses certitudes. Il a si peu conscience de la portée de ses actes, et du mal qu’il a infligé à cette fille, qu’il persiste dans ses éclaboussures et ne pense qu’à sauver les compagnons à qui il l’avait jetée en pâture. Triste constat d’une société en déliquescence.
C’est là tout l’enjeu de cette pièce. Sommes-nous totalement conscients du mal ou du bien que nous faisons ? Sommes-nous à la merci d’un formatage, de nos pulsions, de nos gênes, de notre infirmité, de nos détresses ? Cette société du plaisir qui nous enferme dans des stéréotypes, qui les encourage trop souvent, encore faut-il avoir le courage de la secouer, de la contrer, d’y réfléchir… Ce texte tiré d’un fait divers dramatique, cette pièce de broderie qu’est PompierS a l’immense mérite de nous y engager.
« Je suis normale. Je suis pareil que les autres. Je dis ‘NON’ ! »
« Relaxé ! Pas de punition ! Je savais que ça arriverait » exulte le garçon. Bien que la justice ne fasse pas toujours pencher la balance du bon côté, c’est lui le perdant. Elle ressort grandie de la confrontation. Cette sentence, si elle ne la conforte pas dans sa décision, lui permet de s’affirmer, elle, non plus par le truchement d’un procès où d’une assistante sociale. Grâce à leur aide, un baume d’amour enfin car ils l’ont écoutée, ils auront été le déclencheur.
Un « NON » comme un poing levé pour toutes les femmes
Le mot de la fin, prononcé par la fille, est une âme retrouvée, un corps morcelé recomposé, re-possédé. Un « NON » comme un poing ; pas un poing vengeur, qui méprise, qui juge, mais un poing qui libère, qui se dresse, qui affirme : un poing levé.
Danielle Dufour-Verna
*Serge Barbuscia est comédien, metteur en scène, auteur et directeur de la Compagnie Serge Barbuscia-Théâtre du Balcon-Scène d’Avignon. ‘PompierS’ est une création 2016 de la Cie Serge Barbuscia.
Mardi 22 mai 2018, le théâtre Toursky à Marseille, fidèle à sa programmation d’excellence, donnait PompierS, une pièce mise en scène par Serge Barbuscia*, avec Camille Carraz et William Mesguich. A la fin de la représentation, l’émotion sourde, palpable, qui s’était emparée des spectateurs, a laissé place à un tonnerre d’applaudissements, de bravos, de rappels, témoignant de l’impact de la pièce sur le public nombreux, présent ce soir-là.
Dérangeant et Sublime
Le texte de Jean-Benoît Patricot secoue où cela fait mal. Dérangeant ? Sûrement ! Qui n’a jamais eu soif d’amour ? Qui n’a pas souffert, un jour, d’humiliation ? Qui n’a pas, une fois seulement, profité de la faiblesse de l’autre ? Sublime ? Sans aucun doute. La pièce est mise en scène par Serge Barbuscia avec une sobriété qui magnifie le jeu des acteurs, participe de l’ambiance tendue, angoissante, avec une voix off claire venant planer sur la scène, papillon de lumière.
Six notes de piano pour apaiser la douleur
Quant à la musique, elle est à elle seule, avec parcimonie, un personnage à part entière. Voulue et pensée par le metteur en scène, c’est Eugenio Romano, contrebassiste et compositeur, qui l’a composée. Quelques accords pour camper les scènes, et du piano, six notes, légères, cristallines, qui reviennent ouater, envelopper de douceur la voix intérieure de la fille, une complainte, un let motif, une mélodie comme un enfant qu’on berce pour apaiser sa peine. Cette voix claire qui résonne dans l’obscurité dit la souffrance, la cassure, la blessure de l’enfance au moment où l’âme peut si facilement se détacher du corps. Les notes de piano, limpides, vaporeuses, la voix calme, accentuent le contraste avec la violence, la désespérance des mots et des actes. Ce coup de génie du metteur en scène apporte à la pièce une dimension lyrique et dramatique rarement égalée. Des bancs pour tout décor dans cette salle d’attente de tribunal. L’éclairage appuie l’atmosphère et les personnages avec subtilité. Délicatement, par touches, comme sur la palette d’un peintre, dans cette atmosphère Kafkaïenne, peu à peu, se dessine l’espoir.
Camille Carraz et William Mesguich
Deux comédiens remarquables au sommet de leur art
Mais il fallait, pour en faire un chef-d’œuvre, que les acteurs soient au diapason. A les voir, on ne peut qu’imaginer un travail de groupe où chacun a abandonné de sa force et de son moi intérieur. La pièce est servie par des acteurs fabuleux. Saisissante Camille Carraz, la fille, qui habille son personnage de poésie. Elle a le visage lumineux des grandes amoureuses. Par sa bouche, les mots les plus crus perdent leur sens et deviennent purs. Elle réussit à changer l’image, à balayer les clichés les plus avilissants : plus aucune vulgarité, la vérité nue comme Eve au premier jour.
« Elle ne savait pas qu’elle pouvait dire non »
On la dit limitée, peut-être, puisqu'elle ne savait pas qu’elle pouvait ne pas vouloir. Elle est ébranlée, désarticulée, frêle et belle mais pourvue d’un tel bon sens -celui de l’enfance, celui de l’évidence- qu’elle en fait une force. Camille Carraz joue superbement cette fille fragile éperdue d’amour pour ce beau pompier. Toute en finesse, en intelligence et en émotion, son interprétation classe immanquablement cette comédienne parmi les grandes. William Mesguich campe un homme comme en fabrique la société machiste depuis des lustres. Un homme ordinaire mais avec le petit plus qui lui confère l’admiration de la population : il est pompier. Aux yeux de la fille, il est le sauveur de l’humanité, le sien également, celui qui comble ce besoin d’amour, ce trou béant de son enfance… Lui profite seulement de la situation, c’est-à-dire d’elle, de sa faiblesse. Remarquable William Mesguich qui réussit à exprimer tout le cynisme et l’ambiguïté du personnage dans ce huis clos impressionnant et opprimant. Tour à tour la peur, la colère, l’incrédulité l’habitent et on a peine à savoir s’il est véritablement conscient du mal qu’il fait, un jeu d’acteur fabuleux. Les deux comédiens excellent dans leurs rôles. Ils jouent juste et vrai, ne rajoutent ni dans le pathos, ni dans la violence, ni dans la colère, ni dans la pitié. Ils sont authentiques. Leur performance suggère une complicité évidente et une appréhension du texte minutieuse où chaque parole est ciselée. Un couple parfait pour un texte difficile, un texte coup de poing pour deux figures d’ange. Une pièce où chaque mot, chaque geste s’emboîte pour donner place à un moment de vie vertigineux.
« … Tant de jouissance que j’en ai les dents qui crissent… J’y vais la peur au ventre, et de cette peur j’en fais une force… »
Ces deux âmes se ressemblent dans leur solitude et leur douleur. Elle désire l’amour, lui ne désire que le plaisir, la sensation de l’instant, une fulgurance, alors qu’elle rêve de toujours. Elle caresse le camion rouge des pompiers, il a dû y jouer enfant. Tous deux ont un manque à combler. Lui, a besoin du moment d’extase qui suit l’adrénaline quand il éteint les flammes, une pulsion sexuelle forte. Il y a goûté et veut à tout prix en retrouver la sensation… pour se sentir exister.
« Qui m’aime si je dis non ?.... L’âme, moi, j’en ai plus, bon débarras ! A la place j’ai de l’amour… »
Elle SAIT que seul l’amour qu’on lui donne l’empêche de sombrer, de passer de l’autre côté, de mourir tout à fait. Alors elle y croit, elle croit à tout.
Elle, blessée par la vie, victime de harcèlement, dominée. Lui, le dominateur, est aussi victime, mais une victime consentante, qui ne se pose pas de question, qui ne veut pas s’en poser, qui accepte cette chape de virilité dont l’homme est investi dans la société bien-pensante, qui accepte ce rôle comme une seconde peau dont il ne veut pas se départir. Et tout à coup, il a peur. Peur d’être puni, peur de perdre ce qui le place dans la société. Malgré tout, il semble ne pas vraiment comprendre le mal qu’il a pu lui faire ; il reste enfermé dans ses certitudes. Il a si peu conscience de la portée de ses actes, et du mal qu’il a infligé à cette fille, qu’il persiste dans ses éclaboussures et ne pense qu’à sauver les compagnons à qui il l’avait jetée en pâture. Triste constat d’une société en déliquescence.
C’est là tout l’enjeu de cette pièce. Sommes-nous totalement conscients du mal ou du bien que nous faisons ? Sommes-nous à la merci d’un formatage, de nos pulsions, de nos gênes, de notre infirmité, de nos détresses ? Cette société du plaisir qui nous enferme dans des stéréotypes, qui les encourage trop souvent, encore faut-il avoir le courage de la secouer, de la contrer, d’y réfléchir… Ce texte tiré d’un fait divers dramatique, cette pièce de broderie qu’est PompierS a l’immense mérite de nous y engager.
« Je suis normale. Je suis pareil que les autres. Je dis ‘NON’ ! »
« Relaxé ! Pas de punition ! Je savais que ça arriverait » exulte le garçon. Bien que la justice ne fasse pas toujours pencher la balance du bon côté, c’est lui le perdant. Elle ressort grandie de la confrontation. Cette sentence, si elle ne la conforte pas dans sa décision, lui permet de s’affirmer, elle, non plus par le truchement d’un procès où d’une assistante sociale. Grâce à leur aide, un baume d’amour enfin car ils l’ont écoutée, ils auront été le déclencheur.
Un « NON » comme un poing levé pour toutes les femmes
Le mot de la fin, prononcé par la fille, est une âme retrouvée, un corps morcelé recomposé, re-possédé. Un « NON » comme un poing ; pas un poing vengeur, qui méprise, qui juge, mais un poing qui libère, qui se dresse, qui affirme : un poing levé.
Danielle Dufour-Verna
*Serge Barbuscia est comédien, metteur en scène, auteur et directeur de la Compagnie Serge Barbuscia-Théâtre du Balcon-Scène d’Avignon. ‘PompierS’ est une création 2016 de la Cie Serge Barbuscia.